Ne sortons pas malgré ce temps radieux, trompeur : déjà dans mon quartier, la maladie est apparue et les malades restent confinés eux aussi, même s'ils ont des formes très peu graves. Une collègue, pourtant confinée elle aussi, s'est découverte porteuse et soigne sa fille qui toussait depuis mardi...
Ce la faremo. State a casa. Tutto andrà bene, comme ils disent en Italie... Je le souhaite aussi de tout cœur. Nous sommes tous peut-être déjà un peu porteurs de toute façon. Il ne faut pas pour autant paniquer. Restons juste chez nous pour émousser le pic (à venir) du nombre de nouveaux cas par jour et lisons. Ou relisons. Je me suis intéressé à ce texte de notre grand historien Georges Duby :
Ce la faremo. State a casa. Tutto andrà bene, comme ils disent en Italie... Je le souhaite aussi de tout cœur. Nous sommes tous peut-être déjà un peu porteurs de toute façon. Il ne faut pas pour autant paniquer. Restons juste chez nous pour émousser le pic (à venir) du nombre de nouveaux cas par jour et lisons. Ou relisons. Je me suis intéressé à ce texte de notre grand historien Georges Duby :
S'il fallait ne conserver en mémoire qu'une seule date durant la dernière période que je considère, ce serait 1348. La Peste noire envahit cette année-là la France et plus rien ensuite ne fut comme avant. Voici l'événement capital. Il marque en réalité la fin d'une époque de l'histoire, celle que par habitude nous continuons d'appeler le Moyen Age.
Conjugaison de la peste bubonique, transmise par la puce du rat, et de la peste pulmonaire, transmise par la salive, la terrifiante mortalité tomba dans le royaume sur une population déjà fléchissante. Depuis quelque temps, la courbe s'inclinait lentement vers le bas. Elle s'effondra, et plus profondément dans certaines régions que dans d'autres. Il se peut que les moins ouvertes au trafic aient été épargnées. A vrai dire nous n'en savons rien. Les archives livrent des indices trop rares et trop incertains pour permettre plus que de frêles conjectures. Du moins sait-on que les ravages furent épouvantables dans les agglomérations, les couvents, les compagnies militaires et la plupart des villes. Après son intrusion brutale de l'été 1348, la maladie s'installa, rejaillissant par périodes. Elle revint en 1353-1355, 1357, 1377-1378, 1385-1386. Le fléau s'apaisa un moment, puis resurgit de plus belle en 1403, en 1419. Des recherches approfondies éta-blissent à 43% seulement par rapport au début du siècle la population de la Normandie vers 1390. Pour l'ensemble de la France, il est permis de penser que l'épidémie emporta la bonne moitié des hommes et des femmes.
Rêvons, transposons dans notre époque anxieuse afin de mieux nous représenter ce que put être le choc, imaginons quatre, cinq millions de personnes dans la seule région parisienne, mourant en quelques heures durant un seul été et d'un mal que nul ne savait guérir. Désarroi. Que faire d'abord de ce monceau de cadavres ? Et puis les questions pressantes : quelle faute collective méritait cette punition ? Comment, par quelle pénitence, se soustraire aux coups du fléau ? Furent ébranlées jusque dans leur fondement toutes les idées que l'on se faisait de l'univers, des rapports de l'homme avec la surnature. Un appel monta vers Dieu, et vers ces hommes aussi chargés de maintenir l'ordre de Dieu sur la terre. Ils étaient responsables. On attendait qu'ils fussent efficaces. Il fallut s'en convaincre, ni l'Église, ni le roi ne pouvaient rien. N'était-ce pas qu'ils ne valaient rien ? Que sur les peuples retombait le péché des dirigeants ? Force était de s'aider soi-même, sans chercher d'autres médiateurs. Si, brusquement, l'historien découvre tant d'imprécations lancées contre les princes, des formes de dévotion si bizarres et tant de sorciers poursuivis, c'est que, d'un coup, s'étendit l'empire du doute et de l'égarement.
La mort dont on avait l'habitude sévissait durement mais selon des règles établies : ses coups portaient principalement sur les enfants d'abord, puis sur les pauvres. Voici que celle-ci, la mort noire, frappait comme au hasard, aussi bien dans la force de l'âge ou l'opulence. Désordonnant les rapports de société et, tout de suite, les relations de travail. A la surabondance de main-d’œuvre succéda la pénurie. Ce qui restait de travailleurs accrut ses exigences. En dépit des ordonnances du roi, dont la mission était de stabiliser le prix des choses et qui croyait pouvoir le faire simplement en le disant, le salaire du maçon parisien quadrupla dans les dix années qui suivirent l'attaque. Ce fut comme une revanche des malheureux, et qui parut scandaleuse. L'hécatombe, en tout cas, atroce, soulagea le corps social de son trop-plein. Les traces abondent de villages et de hameaux qui furent en ces années désertés. Ce n'est pas signe de misère : les paysans abandonnèrent les terroirs ingrats où ils végétaient pour s'installer dans de plus fertiles où de la place s'était libérée. La population diminuant de moitié, la production certes fléchit, mais la part de capital laissée à chacun des survivants doubla. Le niveau de vie s'éleva d'un saut, à tous les étages de l'édifice social. Rien ne reste à peu près de l'équipement des hommes qui soit antérieur à la Grande Peste. Tout ce que nous pouvons en voir, en toucher aujourd'hui, les maisons, le mobilier, l'outillage, les vêtements datent d'après. Pourquoi? Parce que l'aisance nouvelle permit dès lors de bâtir en pierre ce que l'on construisait en branchages ou en torchis, de porter du drap et du linge au lieu de peaux de bêtes, d'user de coupes, d'écuelles moins dérisoires. Elle permettait aussi à tous ces gens réduits jusqu'à présent au pain et à l'eau, de manger de la viande, de boire du vin. Deux fois moins nombreux, les manants mieux nourris supportèrent plus facilement le poids de la seigneurie. Celle-ci se concentra, car les lignages aristocratiques furent décimés comme les autres. On la voit à la fin du siècle plus solide que jamais. De même, les sujets supportèrent plus facilement le poids des pouvoirs publics. De toute évidence, la fiscalité, support de l'État moderne, n'aurait pu s'implanter aussi facilement qu'elle le fit si la Peste Noire n'était venue réduire le nombre des foyers entre lesquels se trouvait répartie la masse monétaire.
G. Duby in "Le Moyen-Âge,
de Hugues Capet à Jeanne d'Arc"
de Hugues Capet à Jeanne d'Arc"
Autre temps, autre mœurs... Mais une épidémie est toujours l'occasion de grands bouleversements.