Je suis complètement d'accord avec cette lettre Vice de Julien Dubedout, sur l'indécence du modèle d'affaires de certaines Start-Ups, qui abusent de stagiaires pas payés :
Start-up françaises qui piétinez le code du travail, vous devriez avoir honte : La French Tech, c'est bien souvent un modèle entrepreneurial du XIXe siècle habillé avec les buzzwords du XXIe.
Par Julien Dubedout
Il y a 3 jours, un article du Monde a attiré mon attention. Il parlait d'un nouveau mode de travail dans une hacker house, une maison qui héberge des projets de startups, où les gens habitent et travaillent sans compter leurs heures ni même leurs jours.
Je me suis ému dans un billet du fait que le patron de cette hacker house « assumait » embaucher des stagiaires et les faisait travailler 7 jours sur 7 jusqu'à tard dans la nuit pour des raisons de coût. Les réseaux sociaux se sont emparés de mon billet, qui a rencontré un certain succès et suscité pas mal de réactions.
Sans s'arrêter sur le cas anecdotique de cette hacker house il est intéressant de constater que de nombreuses entreprises ou start-up présentées comme « innovantes » dans la presse (souvent suite à une campagne de relations presse) ne le sont en fait pas tant que ça, voire reprennent tout simplement les bonnes vieilles recettes entrepreneuriales du XIXe siècle quand il s'agit d'organisation du travail ou de redistribution des richesses.
À quoi sert une entreprise ?
On peut voir la création d'entreprise comme un moyen de s'enrichir, mais il s'agit normalement de la fin, pas du moyen. Ce qu'oublient bien des entrepreneurs, dont on se demande s'ils ont réellement un business plan autre que celui qui consiste à « faire un max de thunes. »
Pour ces entrepreneurs, la vocation de l'entreprise est bien souvent secondaire ; ils se contentent de reprendre une idée à la mode aux États-Unis, de la convertir en un « elevator pitch » qui envoie du bois, puis essayent de lever des fonds.
Dans l'intervalle (surtout s'ils n'arrivent pas à lever de fonds), ils vont tenter d'être les plus rentables possible. C'est à ce moment-là que les dérives les plus hallucinantes se produisent. Bien souvent au mépris de la loi, ces boites recrutent alors des armées de stagiaires rémunérés au minimum légal en échange « d'une expérience de vie inédite. »
Dans leur façon de présenter les choses, tout le monde y gagne : la boite fait des économies et le stagiaire est en contact avec des personnes fabuleuses qui vont lui apprendre le monde du travail et lui assurer un avenir brillant (en commençant par ne pas le rémunérer, donc).
Le stage café/photocopieuse
Après avoir écrit mon billet, j'ai reçu beaucoup de réactions, souvent de la part de patrons embauchant des stagiaires, m'expliquant à quel point ma vision était étriquée. Apparemment, je ne comprenais pas que le stagiaire était « bien content » de faire ce genre de travail plutôt qu'un « stage photocopieuse » où il ne serait pas épanoui.
Cette image du stage photocopieuse revient très souvent pour justifier le fait de faire bosser un stagiaire à la place d'un salarié (ce que le code de l'éducation interdit). Ce stéréotype a la fonction de mythe ultime qui justifie tout, comme si le fait de travailler sur un projet cool avec des gens intéressants était incompatible avec le fait de recevoir un salaire décent.
Les stagiaires eux-mêmes ont intégré la leçon, et cette idée que les start-up leur offre une chance à côté de laquelle ils ne peuvent pas passer. Pour preuve, ce témoignage que j'ai reçu via Twitter :
« [Pourquoi] descendre des jeunes essayant de faire quelque chose de leur vie ? Perso je suis l'un des « exploités » dont tu parles, et j'ai jamais autant kiffé ma life et autant progressé dans ma vie. Les stages à 2 francs on m'en a proposé partout ailleurs. »
« Ici on vit, on trime pas. Je crée, je ne subis pas. J'ai une paie de stagiaire ? Je côtoie des gens brillants et j'apprends au quotidien. 200€ de plus par mois remplace le savoir ? »
Un témoignage intéressant. Le mec kiffe et c'est cool, mais quelque chose me dit que puisqu'il remplace un salarié, il pourrait encore plus kiffer avec un contrat de travail et le salaire qui va avec. Tout en travaillant avec les mêmes personnes. Il ne s'agirait pas de « 200€ en plus » mais bien d'un poste de salarié avec tous les avantages que cela implique.
« Tu t'en fous de ça ? Perso je me lève quand je veux, bosse, fais du sport, sors faire la fête, vois ma copine quand je veux. »
Là, on touche au sublime : oui, il est stagiaire, mais il peut sortir faire la fête et voir sa copine, alors ça va on est à la cool, osef des tickets restos et autres avantages de salariés (tip : être salarié n'empêche pas de voir sa copine et de faire la fête, en plus d'être payé).
« On est payés. Il n'y a que les fondateurs qui ne touchent pas de salaire. »
On finit en beauté avec un discours façon MEDEF parfaitement intégré. Ces fameux « fondateurs qui ne touchent pas de salaire. » Ça, c'est le truc qui revient tout le temps.
J'imagine mal la dose de cynisme nécessaire pour convaincre ton stagiaire que tu possèdes à 100% la boite pour laquelle il travaille quasiment gratuitement et génère de la valeur, pendant que lui est payé 554€ par mois, mais que toi « tu n'es pas payé. » Le patron travaille pour la gloire et pour aider les stagiaires. C'est beau.
Tous ces gens ont l'air d'oublier que jadis on avait ce qu'on appelait « les débutants, » ces travailleurs qualifiés, embauchés après leurs études et formés au sein de la boite qui les employait. Mais c'est sûrement un modèle trop dépassé. Pas assez innovant.
Si c'est une question d'investissement dans l'entreprise et de manque de liquidités, rien n'empêcherait les généreux fondateurs de s'associer avec les personnes dont les compétences leur sont utiles, voire de créer une entreprise sur le modèle de la SCOP. Mais bizarrement, c'est toujours la voie du « on s'emmerde pas et on prend des stagiaires » qui est privilégiée.
Assistanat
En 2e position dans les remarques outrées, j'ai reçu des messages de patrons qui se plaignaient qu'eux faisaient des choses, peut être illégalement, peut être n'importe comment, mais des choses quand même. « Contrairement aux assistés qui ne font que demander. » (#CeuxQuiFont).
Il est important de revenir sur ce point et d'essayer de comprendre à quel point ce paradigme est absurde.
Si on résume, ces gens disent « créer des entreprises » mais « ne pas faire d'argent » et « ne pas pouvoir se payer. » À les entendre, ils se sont lancés sans planifier quoi que ce soit et leur boîte ne sert à personne, même pas à eux. On ne parle pas des nombreuses boîtes qui galèrent au début de leur existence, mais de celles dont la situation est structurellement faite pour durer dans l'attente d'une valorisation ou d'un rachat.
Mais comme ces entreprises « se lancent, » elles ont besoin qu'on les aide :
- Les stagiaires leur offrent leur force de travail et leurs qualifications quasi gratuitement.
- Elles bénéficient d'une main d'œuvre qualifiée à bas coût grâce au système scolaire français largement gratuit.
- Elles bénéficient des exonérations de cotisations offertes par l'État (sur les gratifications de stage par exemple).
- La loi doit jouer en leur faveur (et il est courant de ne pas la respecter car elle est toujours « trop contraignante »).
- Si possible, elles touchent la pléthore d'aides aux entreprises comme le CIR ou les dispositifs JEI.
- Elles bénéficient d'infrastructures publiques (routes, haut débit, couverture mobile).
Du coup, qui est l'assisté ? Pourquoi ces boîtes qui ne se donnent même pas la peine d'investir dans leur propre projet se voient qualifiés d'innovantes ? Juste parce qu'elles ont une app mobile ou une idée « originale » ? Et pourquoi ce sont ceux qui ne veulent pas travailler gratuitement pour eux qui seraient des assistés ? Quelqu'un peut m'expliquer comment on en est arrivés là ?
Le guichet de la SNCF
Évidemment, dès que je pointe ces faiblesses d'argumentation, on me répond qu'il faut que des gens entreprennent et que « tout le monde n'a pas envie de travailler derrière un guichet à la SNCF et de compter ses heures. » Encore une fois, pas de demi mesure, soit vous êtes un entrepreneur (incompris) qui révolutionne le monde (sort of) soit vous êtes un vilain syndicaliste qui travaille à la SNCF (sûrement aux 35h, brrr).
Ces gens ne comprennent pas qu'il existe un intermédiaire : un tissu d'entreprises qui n'ont pas de pitchs digne d'un épisode de Silicon Valley, mais qui se donnent tout simplement les moyens de leurs ambitions en faisant les choses correctement, en respectant les réglementations de leur secteur, en embauchant et payant les gens. Personne ne reproche aux entreprises de gagner de l'argent, il faut juste le faire de manière décente. Pour certains, la limite est assez floue, et si l'on émet la moindre critique c'est pour se voir répliquer « qu'on ne peut pas faire d'argent en France. »
Ceux sont eux les vrais entrepreneurs de ce pays, ce sont eux qu'il faut soutenir, et non pas les rigolos qui n'ont rien à vendre et dont le seul but est d'être valorisés un maximum avant de revendre leurs parts à une grosse entreprise.
Non il n'est pas « mal vu de parler d'argent en France, » sauf quand on fait n'importe quoi pour en gagner, au mépris des règles.
Il est d'ailleurs comique de voir tous les politiques se bousculer au portillon de ces « entreprises innovantes. » Trop flippés de louper la dernière grosse innovation et de ne pas être sur la photo, ils vont encenser des business plans moisis et féliciter des boîtes qui violent les lois qu'ils ont pourtant votées.
On ne peut plus innover tranquille !
Dans ce grand cirque, il est très mal vu d'être celui qui va s'exclamer « le Roi est nu, » car il ne faut surtout pas le spectacle s'interrompe ; la France doit être une grande puissance du numérique avec des dispositifs comme la FrenchTech (ne me lancez pas là-dessus), à n'importe quel prix.
Peu importe que l'idée soit nulle, que la boîte fasse n'importe quoi, que ça écrase des secteurs entiers de l'économie sans pour autant les remplacer (le grand mythe du remplacement de valeur qu'on attend encore de voir s'accomplir pour Uber ou Airbnb par exemple), que ça précarise toute une partie de la population qui sera ensuite à la charge de l'État alors que l'entreprise n'aura payé aucune cotisation car embauché personne. Il faut avoir l'air INNOVANTS.
Ces patrons qui vous expliquent doctement que la loi n'est pas adaptée à leur super modèle et que s'ils ne l'enfreignaient pas « ils ne pourraient rien faire, » méritent-ils vraiment autant de médiatisation positive ? Pourquoi les journaux leurs servent-ils autant la soupe en recopiant docilement leurs communiqués de presse ?
Tout le monde peut avoir une idée illégale pour faire de l'oseille, ça ne fait pas d'eux ce flocon unique qu'il faudrait préserver à tout prix. Quand on parle de ce genre d'entreprises, il y a une prime au n'importe quoi ; plus c'est fou, plus ça passe.
La juste redistribution
Quand on y regarde de plus près, il ne s'agit donc pas d'un défi moderne, mais d'un problème vieux comme le monde : des personnes qui cherchent à s'accaparer le maximum de profits avec le minimum d'investissement. Et pour ça, ils ne vont pas hésiter à allier modernité et tradition (comme on dit dans la com') pour aller pêcher les plus grandes trouvailles du XIXe siècle : contrats à la journée, contrats de louage, faire travailler des « indépendants » qui ne dépendent que d'eux-mêmes et n'ont donc pas de protection sociale, ou carrément loger au sein de leur maison du personnel qui travaillera pour eux 7/7j sans compter ses heures.
Tout cela n'est pas de l'innovation, c'est la simple résurgence d'une très vieille recette : l'exploitation de l'homme par l'homme.