Il est au bout de la table, affalé en arrière sur sa chaise et tripote son téléphone portable. De temps en temps, il jette un regard par en dessous aux autres humains assemblés autour de lui.
Par moment, sans que l’on sache si cela est dû à ce qui se passe sur l’écran de son téléphone ou à ce qu’il entend, il lâche un petit soupir agacé.
Bref, j’ai en face de moi un grand ado distant qui joue avec son téléphone puis se mêle de la conversation pour nous laisser entendre que nous sommes vraiment des vieux cons.
Le seul problème, c’est que, ce grand ado, il a plus de 50 ans et il est président directeur général du leader mondial du travail temporaire (ce joli nom qu’on donne à l’intérim, c’est-à-dire à l’exploitation des précaires).
A côté de lui, son directeur juridique et son DRH, manifestement pas étonnés par l’attitude pour le moins désinvolte et méprisante du grand patron.
Autour de la table, nous, seize personnes, quatre par organisation syndicale, qui essayons chacun de faire un peu avancer les dossiers que nous estimons importants pour les 5 500 salariés en CDD ou CDI ainsi que les 150 000 intérimaires.
Ce sont les négociations annuelles obligatoires. Une belle invention du législateur qui oblige les grandes entreprises à recevoir les délégations syndicales une fois par an pour aborder tous les sujets. Juste à les recevoir, hein, pas à arriver à un quelconque accord sur le moindre sujet. Faut pas déconner non plus !
Notre grand ado, pour lui, ça semble être la corvée de chiottes. Nous ne sommes manifestement que des pénibles qui l’emmerdons avec des revendications stupides.
Des intérimaires se font facturer leur casque ou leurs chaussures de sécurité ? On dirait que c’est dans nos têtes malgré les cas qu’on nous signale de façon récurrente.
Un vrai budget d’action sociale pour le CE pour pouvoir vraiment faire quelque chose pour les intérimaires ? Il semble penser que la boîte est déjà bien sympa de leur filer du boulot précaire et sous-payé. Sont exigeants ces pauvres !
3% de revalorisation des salaires pour les CDD/CDI au lieu des 0,5% proposés ? Il glousse devant une demande aussi irréaliste. La boîte n’a pas les moyens, c’est sûr... Elle ne fait que 400 millions de bénéfice net après impôts. Les personnels des premiers échelons qui émargent à moins de 1 000 euros net par mois doivent aussi s’estimer heureux d’avoir un boulot. Et puis, « faut penser à l’actionnaire ».
Bref, en guise de négociateur, nous avons un type méprisant au dernier degré. Un gars qui émarge à presque 100 000 euros brut mensuel nous regarde comme une bande de gueux décidément bien gonflés de demander plus que ce que l’on veut déjà bien nous donner et, en plus, on a vraiment l’air de lui faire perdre son temps.
A la sortie de ces deux ou trois heures, je ne m’étais jamais senti aussi méprisé et humilié. Aujourd’hui encore, c’est un souvenir cuisant.
Ces gens ont la vie des autres entre leurs mains mais n’ont absolument aucun scrupule. Ils se sentent 100% légitimes à décider du sort de leurs semblables et ne se gênent pas une seconde pour faire comprendre à des gens qui gagnent 50 ou 100 fois moins qu’eux qu’ils doivent se taire et s’estimer heureux de ce qu’on leur donne. Pire, toute tentative de contestation, ne serait-ce que par la négociation, semble être vécue comme un crime de lèse-majesté bien agaçant, comme le moustique qui vous tourne autour alors que vous tentez une petite sieste, peinard, au bord de la piscine.
Alors quand je vois des salariés que l’on va pousser à la porte perdre un peu les pédales, je ne peux pas m’empêcher de repenser au sentiment que j’ai ressenti ce jour-là, alors qu’il n’était même pas question de m’ôter mon gagne-pain. Je l’aurais croisé dans une rue sombre, sans témoin, je crois bien qu’il aurait pris quelques coups.
Oui, la violence, c’est condamnable, mais il ne faut pas oublier que l’attitude d’une bonne partie de ces « grands » patrons est une violence faite aux salariés qui ne demandent qu’à vivre correctement de leur travail mais se trouvent mal payés et, parfois, mis dehors sans remords par des entreprises juste parce qu’elles ne gagnent pas autant que prévu.
La première violence est sociale.
Elle vient du monde patronal et financier et elle s’exerce souvent avec un mépris total.
On a tendance à l’oublier un peu vite.
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