J'ai ressorti un vieux texte des débuts de N'Autre Monde, en 1997 :
Le batisseur forcene.
Aujourd'hui, permettez moi de rendre hommage a un inconnu, que j'appellerai le batisseur forcene.
Cet inconnu, j'ai lu son histoire dans l'autre Monde, pas le notre.
Il n'a eu les honneurs que d'un petit entrefilet, a l'occasion de sa condamnation par la justice a une enorme amende, et une peine de prison avec sursis. Il s'agit d'une histoire vraie.
Pourquoi ? parce qu'il a lance des projets de travaux publics parfaitement inutiles.
Comment ? Tres simple.
Il construisait une baraque de chantier le long d'une autoroute en construction (Tours-Angers en l'occurence), quelque part en plein champs, loin de tout autre chantier entame. Se faisant passer pour la Direction Departementale de l'Equipement, il convoquait les entreprises publiques de la region, par ailleurs veritablement detentrices de lots d'appel d'offres : venez avec 30 hommes, 12 camions, 5 pelleteuses, 3 grues a compter de Lundi prochain au Kilometre 123.
Et ensuite les travaux commencaient. Arme de plans, de quelques dossiers, coiffe d'un casque reglementaire, il vous arasait une colline, vous creusait 1 kilometre de fosse de drainage, vous lancait une deviation, et en quelques jours faisait travailler une fourmillere d'ouvriers a un echangeur autoroutier qui n'echangerait jamais rien.
Il fallait en general plusieurs semaines et plusieurs milliers de metres cubes de terre deplaces avant que la veritable DDE ne realise que les travaux en question n'entrent pas dans le schema general d'amenagement, ou que le tresorier payeur general du departement ne s'apercoive qu'il n'a pas de bugdet pour un quelconque viaduc dans la plaine de Chantevigne les
Pres (Maine et Loire, 57 habitants, plat comme la main).
Le dit conducteur de travaux, dument puni, en etait quand meme a sa 7eme ouverture de chantier fictif ...
Pour sa defense, le batisseur forcene a invoque son amour de la conduite de projet.
Et la mesdames, messieurs, amis lecteurs je dis : chapeaux bas.
Nous connaissons tous (sauf les medecins parmi nous et autres professions utiles) cette interrogation terrible : Ce projet professionnel que je conduis, qui me coute tant d'efforts, de temps, de stress, ... ma vie en somme, est-il vraiment utile a la societe, a mes concitoyens ?
Le batisseur forcene, lui s'est affranchi de cette interrogation de la maniere la plus totale :
J'admets la gratuite parfaite de mon ouvrage, j'en revendique l'absolue inutilite, cet ouvrage je le fais de tout mon coeur de toute mon ame, j'y entraine toute une equipe avec moi, parce que l'important c'est le projet lui meme, et non l'objet du projet.
Pour le batisseur forcene, l'homme est (essence) dans l'action elle meme, et non dans la finalite de l'action.
Quel philosophe ! Quelle sagesse !