Un article impressionnant de Usbek & Rica, avec lequel je suis complètement d'accord :
Gabriel Malek - 29 juillet 2021 - Usbek & Rica
Dans quelle mesure les étudiants en écoles de commerce, qui ne croisent jamais ou presque la route d’un sociologue ou d’un écologue le temps de leur cursus, peuvent-ils nous sortir de l’urgence environnementale ?
Dans cet article, Gabriel Malek, lecteur-contributeur régulier d’Usbek & Rica, imagine comment adapter ces établissements aux besoins de notre temps.
Alors que les catastrophes climatiques s’abattent avec fracas, entre feu et eau, sur les pays occidentaux, des voix s’élèvent aujourd’hui pour décrier l’inaction flagrante d’une classe politique paralysée par ses propres obsessions sécuritaires et néolibérales. Issus de la société civile, des mouvements aussi spontanés qu’hétérogènes revendiquent la mise en place d’un système plus juste socialement et respectueux de la nature. Face à un modèle consumériste à la dérive, uniquement guidé par des objectifs financiers très éloignés des besoins de l’économie réelle, la convergence des luttes sociales et écologiques apparaît chaque jour davantage nécessaire et souhaitable.
Si saugrenu que cela puisse paraître aux chantres de la start-up nation, promouvoir un système économique au service des communs (et non d’une vaine recherche de profit) est la seule issue soutenable pour la Terre et les humains. Un tel modèle célèbrerait la protection de la biodiversité et le bien-être de la population plutôt que la création de valeur économique en elle-même. Imaginer un tel bouleversement de paradigme reste pourtant chimérique, les grands horlogers du système actuel étant formés dans les écoles de commerce, antichambres à bien des égards des dérives néolibérales actuelles.
Quand bien même les écoles de commerce chercheraient à se réformer, il serait aberrant de les considérer comme les lieux où sera pensé le monde de demain
On apprend avant tout dans ces écoles à être un rouage idéal du système actuel, tout en réprimant les pensées atypiques. Maurice Midena, auteur de l’ouvrage "Entrez rêveurs, sortez managers" (La Découverte, 2021), et avec lequel Usbek & Rica s’est entretenu en février dernier, souligne l’homogénéité du corps étudiant de ces écoles (49,9 % enfants de cadres supérieurs contre 4,5 % d’enfants d’ouvriers) et met en lumière la pensée unique et délétère qui naît de cette endogamie.
Alors qu’ils sont « moins engagés que les jeunes de leur âge », on enseigne aux étudiant d’écoles de commerce le bien-fondé de l’enrichissement personnel, de la compétition permanente, tout en entretenant la fable du mérite individuel dans un système structurellement inégalitaire. En résulte une assourdissante absence de débats politiques, qui « laisse la place à l’idéologie dominante dans cet environnement social : le capitalisme et le néolibéralisme ». Pourquoi s’embarrasser d’une réflexion critique lorsqu’on va évoluer dans un système économique qui fera de nous ses premiers privilégiés ?
Si ce texte ne cherche en aucun cas à pointer du doigt l’ensemble du corps professoral et des étudiants des écoles de commerce, dont certains sont véritablement engagés, il est clair que ce n’est pas de là qu’émergeront les nécessaires changements de paradigme. Les initiatives individuelles, même vertueuses, prisonnières d’un système guidé par la performance économique, voient leurs résultats se détourner de l’objectif recherché. Ce qui est en cause ici n’est évidemment pas l’individu, mais bien l’institution elle-même. C’est le concept même d’écoles dédiées au consumérisme qui pose problème. Quand bien même ces dernières chercheraient à se réformer, il serait aberrant de les considérer comme les lieux où sera pensé le monde de demain.
La lutte contre la mise en compétition permanente des élèves et leur valorisation outrancière en tant que présumée élite impliquerait une mixité sociale bien plus conséquente qu’aujourd’hui
Si tant est que nous conservions l’élitiste système des grandes écoles (certains travers des écoles de commerce étant partagés par d’autres établissements) il faudrait radicalement en modifier les principes fondamentaux. Concentrons-nous d’abord sur le nerf de la guerre : le financement. La grande majorité, sinon l’intégralité, de ce dernier doit être public, seul garant d’une véritable indépendance. Pour ce qui est du financement privé, ce dernier pourrait exister mais de manière minoritaire et sous des conditions extrêmement strictes de non intervention dans la vie académique de l’école. Une telle politique demanderait un investissement bien plus conséquent de l’État et des collectivités, justifié par l’importance d’un secteur on ne peut plus déterminant pour l’avenir du pays.
En découlerait logiquement une nouvelle gouvernance au sein de laquelle professeurs, chercheurs et étudiants occuperaient une place centrale et décisionnaire. L’administration, quant à elle, serait plutôt reléguée à une fonction opérationnelle. Cette véritable démocratie d’école s’appuierait largement sur des consultations avec les parties prenantes externes, comme les associations ou les entreprises, afin de conserver un lien étroit avec les besoins écologiques et sociaux de l’économie réelle. Cependant le programme d’étude en lui-même serait défini en premier lieu par les professeurs et les chercheurs, avec une participation active des étudiants, porteurs d’une vision écologique et sociale de la société.
Dans ces écoles, l’enseignement serait donc lui aussi bien différent. Il faudrait y inculquer des représentations collectives de la réussite, ouvrir les étudiants à la sociologie, rendre désirable la décroissance du modèle consumériste, etc. La lutte contre la mise en compétition permanente des élèves et leur valorisation outrancière en tant que présumée élite impliquerait une mixité sociale bien plus conséquente qu’aujourd’hui. Somme toute, l’éducation y serait radicalement différente, mettant à l’honneur les idées de sobriété face au technosolutionisme, à travers l’implémentation de nouveaux outils conceptuels au service d’une performance écologique et sociale.
S’il faudra bien des aventuriers pour créer les organisations du changement, les notions d’entrepreneur individualiste, de management arrogant ou de leaders vivent, espérons-le, leurs dernières années. À moins d’une transfiguration éminemment radicale, les écoles de commerce demeureront ainsi le dernier bastion de l’enseignement supérieur au service d’un système néolibéral à bout de souffle.
Gabriel Malek