jeudi 16 juin 2022

Des dangers du piano

"Le piano, une pratique bourgeoise déconseillée aux femmes"

Par Léopold Tobisch, France Culture



Selon le docteur Waetzold, le piano est une pratique déconseillée aux jeunes filles.

En 1899, un médecin allemand affirmait que la pratique du piano chez les jeunes femmes était une activité dangereuse pour leur santé, conduisant à des troubles névrotiques et même à la chlorose. Cette étude est révélatrice d'un phénomène de société beaucoup plus large du XIXe siècle.

Le 5 janvier 1899, le médecin allemand F. Waetzold publie dans le Journal d'Hygiène un court essai intitulé Le piano et les névroses. Le docteur y affirme avoir trouvé des liens inquiétants entre la pratique du piano et les troubles névrotiques chez les jeunes femmes, et notamment la chlorose. Surnommée la « maladie verte », cette dernière se caractérise par une fatigue anémique considérée par de nombreux médecins de l’époque comme liée à une excitation sexuelle insatisfaite, à la mélancolie et même à l’hystérie.

Selon le Dr. Waetzold, sur 1 000 jeunes filles initiées au piano avant l'âge de 12 ans, 600 souffrent de troubles nerveux, contre 200 pour celles qui avaient commencé l'étude du piano à un âge plus avancé, et seulement une centaine pour celles qui n'avaient jamais touché à l’instrument. 

La conclusion du docteur est simple : Il faudrait perdre cette funeste habitude de contraindre les jeunes filles à marteler sur l’ivoire avant l’âge de quinze ou seize ans. Même après cet âge on ne devrait permettre cet exercice qu’à celles qui ont une véritable vocation et un robuste tempérament », peut-on lire dans la Revue homéopathique belge, Volume 25 n°11 de février 1899.

Le corps médical au XIXe siècle restera longtemps persuadé que cette maladie est un trouble physiologique et psychologique lié à la sexualité et surtout à la sensibilité nerveuse féminine, ainsi exacerbée par la pratique intensive du piano. Si la recherche du Dr. Waetzold rejoint les nombreuses théories médicales fumeuses de l'époque, notamment concernant le corps et la santé mentale des femmes, l’étude est aussi symptomatique d'un phénomène social beaucoup plus large. En effet, la pratique pianistique et la « maladie verte » concernent principalement les jeunes femmes d’une certaine classe sociale hautement idéalisée au XIXe siècle : la petite bourgeoisie.

Le piano, corde essentielle à l'arc de la jeune bourgeoise

Au XIXe siècle, le piano est un instrument sublimé par les plus grands interprètes et compositeurs de l’époque, dont Beethoven, Chopin, Liszt et Schumann. Mais le piano romantique est avant tout une histoire de femmes. Pour la majorité des jeunes bourgeoises, la pratique du piano est une obligation sociale imposée par leurs parents, un « art d’agrément » qu’il parait louable d’aimer et de maîtriser, un bien culturel hautement symbolique et la distinction d’une bonne éducation.

Il se produit à cette époque un phénomène de société : l’éclosion d’une nouvelle classe sociale. Au sein de la petite bourgeoisie a lieu un engouement massif pour la pratique musicale amateur et domestique. Le prix de plus en plus accessible d’un piano en fera l’instrument de prédilection partout en Europe : à Paris, on dénombre en 1840 pas moins de 18 000 pianos. A chaque salon son piano, et à chaque famille sa pianiste.

« Aujourd'hui la fille du moindre bourgeois apprend la musique, et le piano est de rigueur dans le plus petit appartement. Je n'entends pas ici par bourgeois le notaire, l'avoué, le médecin ou même le gros marchand, je restreins cette dénomination à son expression la plus simple et je parle de la fille d'un épicier, d'un bottier, d'un perruquier », note la revue Le Voleur en 1839.

Cette démocratisation du piano est largement critiquée et ridiculisée par la presse musicale et générale. Une animosité qui ne faiblit au fil du temps. En 1869, La France musicale publie un article intitulé Les Abus du piano dans l’éducation des filles dans lequel on peut lire :

« L’étude universelle du piano est aussi folle, aussi ridicule que la mode des crinolines, et elle a des conséquences plus dangereuses. C’est l’emphase et la prétention apportées dans la vie intime, c’est le culte de l’inutile, c’est l’ostentation du rien, c’est la profanation de l’art et la perte du temps précieux qui ne se doit employer à cet âge qu’à jouir du présent ou préparer l’avenir. »

Bon nombre de ces jeunes filles sont contraintes de jouer de cet instrument pendant des heures au cours de soirées entre amis ou de bals privés. Ces pianistes sont qualifiées de « tapeuses », surnom désinvolte - et sexiste - largement diffusé dans la presse et la littérature française.

« La tapeuse de piano nous poursuit partout, dans le monde, dans les salons, où elle empêche la causerie et qu'elle encombre de romances et de paperasses musicales », ironise l’écrivain Théophile Gautier dans l’Histoire de l'art dramatique en France depuis vingt-cinq ans, tome 2 (1858-1859). L’éditeur et encyclopédiste Pierre Larousse ajoute dans son Grand Dictionnaire Universel : « Quant aux tapeuses de piano, n'en disons pas de mal, le nombre en est trop considérable ; prions Dieu seulement que les claviers résonnent moins faux et que la manie de ces dames ait enfin des bornes. »

Fin observateur des mœurs françaises et « bourgeoisophobe » déclaré, l’écrivain Gustave Flaubert ne manque pas de relever cette frénésie sociale. S’il se moque légèrement du piano « indispensable dans un salon » dans son Dictionnaire des idées reçues, il sera ensuite beaucoup plus incisif. Sa soirée est souvent « gâtée par des romances au piano » ( Par les champs et par les grèves , 1885) et l’auteur souhaite supprimer toute trace de l’instrument dans sa vie privée : « parlons un peu de notre, ou plutôt de mon logement. Eh bien, madame, voici mon désir : Je demande à être débarrassé de mon ennemi : le piano », écrit-il à sa nièce Caroline le 14 mars 1880.

En 1877, dans Un cœur simple, l’auteur se fait déjà l'écho de la théorie fumeuse que détaillera ensuite le Dr Waetzold en 1899 : « Les bonnes sœurs trouvaient qu’elle [Virginie] était affectueuse, mais délicate. La moindre émotion l’énervait. Il fallut abandonner le piano ».

L'idée reçue des dangers du piano chez les jeunes filles persistera jusqu'au début du XXe siècle. Un siècle et demi plus tard, on sait aujourd’hui que la chlorose dont souffraient les jeunes pianistes bourgeoises du XIXe siècle était une forme d'anémie ferriprive liée à un apport en fer insuffisant au moment de la croissance et des menstruations, exacerbé par le port d'un corset serré, une mauvaise alimentation et un manque d'exercice physique.

A une époque où on ne pense pas encore à incriminer les mauvaises conditions de vie, c'est ainsi le piano qui se voit accusé d'aggraver la santé des jeunes filles.