J'ai été vaccinée (et ça ne m'a rien fait).
Un beau texte dans CARNET DE PHILO sur France Culture, par Géraldine Mosna-Savoye
Ca y est. Je suis vaccinée. En 1ère dose.
C'est un événement et pourtant je n'ai rien à en dire.
Pour ma part, ça s’est passé à Beauvais, à la caserne des pompiers, entre le Macdonald et l’aéroport. Très bonne ambiance, malgré le temps morose. Equipe au top, dispositif fluide. Franchement, rien à dire, tout s’est bien passé.
Il y avait même des cafés et du jus d’orange prévus après l’injection, avec une musique sympa en fond pour détendre les esprits. Beaucoup de Pharrell Williams. C’était d’ailleurs un peu fatiguant tout ce Pharrell Williams, quoique je n’ai rien contre lui.
Et puis, en fait c’était quand même très bizarre : on faisait tous comme si c’était normal alors qu’il n’y avait rien de normal : qui se retrouve dans une caserne de pompiers avec des inconnus à écouter du Pharrell Williams, en sirotant un jus et en se touchant l’épaule gauche, un gris matin de mai ?
On faisait tous comme si de rien n’était, alors qu’en fait, c’était quand même quelque chose ! Quelque chose qu'on attendait depuis des mois et dont on se souviendra, j'espère.
En tout cas, moi, je m’en souviendrai : pétrifiée à l’idée de faire une réaction allergique, mais surexcitée aussi à la perspective d’être enfin libérée, je suis sortie de là, émue, et pour fêter ça, je suis allée au Macdrive.
C’est ce que je me suis dit en mangeant mon EggMuffin : je croyais que ça allait être un moment dingue, quelque chose d’historique, un événement quoi, et puis, en fait, rien, pas grand-chose.
Un soulagement individuel, c’est vrai, de la joie, des parents contents, mais je m’attendais à plus, à une liesse collective, ou au moins, un débat, des sourires, ou même un malaise, dans ce grand bâtiment. Enfin que quelque chose se passe, mais non.
C’est d’ailleurs fou comme, paradoxalement, les événements, enfin tout ce qui censé faire date, marque un avant et un après, n’est pas forcément si marquant que ça. Je suis toujours surprise que, comme on dit, la vie continue.
On a le bac, un coup dur, un nouveau Président, un enfant, un vaccin, et malgré tout, tout continue, comme si de rien n’était. Le travail, les courses, la droitisation de la France et le soleil qui se lève tous les matins... Et je crois que tout est là : dans ce “comme si de rien n’était”.
Car, alors même qu’on sait que quelque chose a lieu, le “comme si” dont on sait pourtant qu’il n’est qu’un masque, réduit à rien ce qui se produit réellement, et voilà qu’on se retrouve à marquer le coup en mangeant de la malbouffe du monde d’avant.
Non-événement
Et si l’événement n’avait rien en fait d’un événement ? Quand on pense “événement”, on pense événementiel, fête, avant / après, bouleversement. En fait, on pense “événement” au sens fort de ce qui advient et qui change tout, comme une irruption de nouveauté, comme une naissance.
Et peut-être sans même le savoir, on a ce genre de phrase en tête :
“Les hommes, bien qu’ils doivent mourir, ne sont pas faits pour mourir, mais pour innover”.
C’est Hannah Arendt qui nous le rappelle, dans la Condition de l’homme moderne : on oublie trop souvent qu’on n’est pas seulement entraînés dans le cours des affaires humaines, mais qu’on peut innover, qu’il y a de la place pour de l’événement…
Mais encore faut-il être d’accord sur ce qu’est un événement. Car l’événement avant d’être du neuf, c’est tout simplement ce qui advient, c’est ce qui arrive, bêtement, banalement et sans rien d’extraordinaire.
Et c’est, je crois, le problème : que l’événement a souvent lieu mine de rien, comme si de rien n’était et qu’il faudrait pourtant trouver grand-chose à en raconter.