mercredi 19 octobre 2022

L'affaire Doucet

 Un article impressionnant du Monde d'hier de Victor Castanet :

La Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, une prestigieuse institution parisienne où sont rassemblés des milliers de livres et de précieux manuscrits, est au cœur de graves soupçons de trafic d’ouvrages. Notre enquête auprès des employés et des habitués du lieu révèle les pratiques, pour le moins déroutantes, de la direction.

C’est un matin de printemps comme tant d’autres, place du Panthéon, au cœur de Paris. Des étudiants se hâtent vers la Sorbonne. D’autres profitent du soleil à l’extérieur. Plus loin, une vieille dame promène son chien, des touristes posent devant une sculpture… Tom Gagnaire, lui, arrive comme chaque jour à vélo, et se dit une fois de plus qu’il travaille sur « la plus belle place du monde ». Mais une chose le chiffonne ce vendredi de juin 2021 : que fait cette camionnette devant l’entrée de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, la prestigieuse institution où il est employé comme magasinier depuis trois ans ?

Intrigué, cet homme discret qui n’a pas vraiment l’âme d’un détective privé se rend dans le commerce voisin, un Picard, afin de surveiller la scène à l’abri d’imposants congélateurs. A l’intérieur de la fourgonnette, il distingue plus d’une dizaine de cartons a priori remplis de livres, ainsi que quelques in-folio (ouvrages grand format) et des sacs volumineux. Il discerne aussi des objets familiers provenant de la bibliothèque, notamment un rouleau de transport à dessins extrait du salon Mondor, une salle magnifique, toute en boiseries, devenue un dépotoir à archives.

Une femme aux cheveux auburn s’approche du véhicule, un carton dans les bras. Tom Gagnaire la reconnaît : Sophie Lesiewicz, la directrice adjointe de « Doucet », comme disent les initiés. Mme Lesiewicz vient d’annoncer son départ pour l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). « J’ai tout de suite trouvé ça bizarre, se souvient le magasinier. Je me suis demandé ce qu’elle était en train de faire. Pourquoi une camionnette ? Deux cartons auraient suffi pour recueillir ses affaires, ses photos de famille et quelques dossiers. Mais là, ça débordait… » En entrant peu après dans la bibliothèque, Tom Gagnaire croise Mme Lesiewicz dans les escaliers. Celle-ci le salue, puis part en trombe. Il est 10 heures : ses collègues arrivent ; la camionnette disparaît. Le magasinier a juste eu le temps de photographier cet étrange manège avec son portable.

Cette scène datée du 4 juin 2021 n’est qu’un épisode d’une série d’irrégularités. Voilà des années que des salariés de ce lieu d’exception tentent d’alerter sur la situation de leurs collections qui comptent parmi les plus prestigieuses au monde. Entre leurs mains circule une partie du patrimoine littéraire national : les manuscrits et la correspondance d’Apollinaire, Aragon, Claudel, Mallarmé, Rimbaud, Verlaine… C’est l’un des rares endroits où vous pourrez lire une lettre de Baudelaire au compositeur Richard Wagner. Le seul où il vous sera offert d’admirer les bureaux d’Henri Bergson ou de Paul Valéry. Le seul encore où feuilleter l’édition originale de Madame Bovary, signée par Flaubert. Doucet est la caverne d’Ali Baba des amoureux de la littérature française du XIXe au XXIe siècle.

Un fonds unique

Les collections sont riches de près de 140 000 manuscrits, 50 000 livres imprimés, plus d’un millier de reliures d’art, des photographies, des peintures, sans compter des dessins de Picasso ou des estampes de Braque, Miró et Chagall. Le tout dans un cadre à la fois exceptionnel et de moins en moins adapté. La salle historique est située au sein du bâtiment de la bibliothèque Sainte-Geneviève, au 10 de la place éponyme ; les salariés et la direction (une dizaine de personnes au total) sont installés au 8. Ce bâtiment de quatre étages accueille des reconstitutions de bureaux d’écrivains, une salle de lecture moderne, ainsi que des espaces de conservation exigus et délabrés où les archives peinent à trouver leur place.

La bibliothèque a été créée au début du XXe par Jacques Doucet, un célèbre couturier, mécène et collectionneur. Entouré des poètes André Suarès, André Breton et Louis Aragon, il constitue un fonds unique qu’il léguera à sa mort, en 1929, à l’université de Paris.

Depuis 1972, ce fonds, maintes fois enrichi via des acquisitions et des donations, est sous la supervision de la chancellerie, une administration du ministère de l’enseignement supérieur, chargée de l’exploitation des biens appartenant à l’université de Paris, notamment la Sorbonne. Depuis la réforme de l’autonomie des universités, la chancellerie a perdu de son sens. La Cour des comptes a dénoncé il y a peu ses errements, n’hésitant pas – fait rare – à remettre en cause son existence même. L’histoire évoquée ici ne devrait pas plaider en sa faveur…

Tout commence en 2010. La directrice de l’époque, Sabine Coron, reçoit un appel peu avant Noël. On lui annonce qu’un homme a décidé de léguer l’ensemble de ses biens à Doucet. Ce donateur est une figure du milieu des bibliophiles : Jean Bélias, l’un des derniers grands courtiers en livres, une sorte de libraire itinérant chargé de récupérer des ouvrages auprès de maisons de vente, de libraires et d’écrivains, puis de les revendre. Cet homme secret, solitaire, sans héritiers, a passé son existence à accumuler des livres rares.

A son décès, à l’âge de 89 ans, son appartement de la rue des Vinaigriers, dans le 10e arrondissement de Paris, offre un spectacle étonnant : les premiers témoins parlent d’une « cathédrale de livres ». Des colonnes d’éditions illustrées remplissent le salon. Des manuscrits débordent des tiroirs. Des ouvrages précieux se glissent jusque dans la baignoire.

D’emblée, Sabine Coron mesure l’ampleur de ce trésor. « Je me suis rendue place Vendôme à la banque Swiss Life, chargée de gérer les avoirs de M. Bélias, raconte l’ancienne directrice. Le conseiller a sorti un document et m’a dit : “Le père Noël est passé ! Voilà ce que vous allez toucher. Plus l’appartement et tout ce qu’il y a dedans.” Sans compter le produit des ventes réalisées avant sa mort. De mémoire, le papier mentionnait près de 3 millions d’euros. J’étais au septième ciel ! Je laissais au moins quelque chose à ma successeure. Si j’avais su ce qui allait se passer ensuite… »

Sabine Coron part bientôt à la retraite, laissant la place à Isabelle Diu, une ancienne élève de la renommée Ecole nationale des Chartes. Quant aux livres du défunt, ils sont laissés dans l’appartement désormais inoccupé. Alors que la règle commande de procéder à un inventaire exhaustif et minutieux du legs, rien n’est fait entre 2010 et 2014. Quatre ans et demi de flottement durant lesquels les trois conservatrices d’alors – Isabelle Diu, Sophie Lesiewicz, Marie-Dominique Nobécourt – ont accès aux clefs et peuvent se rendre sur place à leur guise.

Que s’est-il passé durant ces années ? Qui est entré dans l’appartement ? Et pour quoi faire ? L’ancienne conservatrice, Marie-Dominique Nobécourt, qui affirme s’y être rendue plusieurs fois pour des « repérages », indique au Monde avoir constaté des disparitions d’ouvrages entre ses passages, notamment une édition originale de Lunes en papier d’André Malraux et Fernand Léger, ainsi qu’un livre précieux de l’un des fondateurs du dadaïsme, Tristan Tzara.

La chancellerie se réveille fin 2014. Ce n’est pas l’absence d’inventaire qui la tracasse. Plus prosaïquement, l’institution envisage de louer ce logement et exige que l’équipe de Doucet déplace les livres, afin de faire des travaux de rénovation. Des mois plus tard, l’appartement est donc vidé de 15 000 à 20 000 ouvrages, bientôt stockés dans un garde-meubles.

Dès lors, un premier tri, sommaire, débute. Tous les quinze jours, une dizaine de cartons transitent du lieu de stockage à la bibliothèque. Si Isabelle Diu, la nouvelle « patronne », doute de la valeur patrimoniale de ce fonds, Marie-Dominique Nobécourt, l’une de ses adjointes, souligne dans une note que « plus de la moitié de cette bibliothèque intéresse directement les collections de Doucet ».

Etrange système d’échanges

Dès la livraison des premiers cartons place du Panthéon, un autre personnage fait son apparition sous l’œil médusé des employés : un libraire, Jean-Yves Lacroix, qui vient à plusieurs reprises récupérer des piles de livres dans l’opacité la plus totale. Un système d’échanges a été validé par la direction, en dehors de tout cadre légal. Des livres écartés du fonds Bélias sont remis à ce revendeur contre d’autres ouvrages susceptibles d’enrichir les collections de Doucet.

M. Lacroix a accepté de recevoir Le Monde dans sa maison du Morvan et de s’expliquer pour la première fois. Ce normalien de 54 ans, personnage haut en couleur, ancien vice-champion du monde de Scrabble, n’a plus de librairie depuis longtemps. Mais il conserve une clientèle de connaisseurs. Son travail : être à l’affût des bons coups, en rapport avec des familles d’écrivains lors des successions, en contact avec les conservateurs des bibliothèques les plus réputées. Concernant Doucet, il reconnaît un marché mal ficelé, « hors des clous », comme il dit. « J’en ai bien conscience, avoue-t-il en tirant sur sa cigarette. C’était une connerie. Je suis prêt à en répondre devant la justice. Mais je n’ai pas floué la bibliothèque. Ce que j’ai donné à Doucet valait largement ce que j’ai reçu. » Sauf que de l’aveu même du libraire, les conservatrices n’avaient pas conscience de la valeur de certaines pièces. Plus surprenant : il est arrivé qu’on lui transmette des cartons en lui laissant la charge d’établir les listes.

Les échanges, étalés sur trois ans, concernent quelques centaines de livres, pour un montant global de plusieurs dizaines de milliers d’euros. De son côté, la conservatrice d’alors, Marie-Dominique Nobécourt, rejette la faute sur l’institution. « La chancellerie n’en a rien à foutre de la bibliothèque ! lâche-t-elle. Ils ont mis la main sur le pactole Bélias, des millions d’euros dont on n’a jamais plus entendu parler. Et dans le même temps, nos acquisitions étaient limitées. Il fallait qu’on se débrouille seuls. » Autrement dit, faute de moyens, il s’agissait juste, selon elle, d’utiliser les trésors du fonds Bélias comme monnaie d’échange contre d’autres œuvres.

A partir de 2015, la rumeur se répand dans le milieu des libraires et des collectionneurs : « Doucet vend du Bélias ! » La directrice, Isabelle Diu, s’empresse de contacter Jean-Yves Lacroix pour donner un semblant de cadre à ces échanges. « Elle m’a appelé en janvier 2016 pour me dire que cela commençait à se savoir et qu’il fallait qu’on formalise les choses. Elle m’a donné rendez-vous au Select, à Montparnasse, et m’a fait signer un protocole d’échanges. Sauf que rien n’allait : le papier était antidaté et certains documents que j’avais apportés [en échange d’œuvres du fonds Bélias] n’étaient pas mentionnés, notamment un ensemble de 600 lettres de Roger Munier, le traducteur d’Heidegger, que la bibliothèque avait, entre-temps, paumées. Lorsque je lui ai fait remarquer cet oubli, elle m’a répondu, sûre d’elle : “Si on me réclame des comptes, j’en fais mon affaire !” »

Jean-Yves Lacroix va plus loin dans ses accusations. Il soutient que la direction lui aurait proposé une autre « mission », pour le moins singulière. « On m’a demandé de faire la banque pour la bibliothèque, vous imaginez ! ? En gros, il fallait que j’achète en mon nom et avec mes propres fonds des documents dans des ventes publiques. Et qu’ensuite, je leur cède ces ouvrages contre des livres provenant de Bélias. J’ai dit non ! Du “shadow banking” avec une institution publique sur des accords purement verbaux entre une direction et un libraire, ça devenait craignos ! »

« De mal en pis »

La gestion du legs Bélias aurait alors été retirée à Marie-Dominique Nobécourt pour être confiée à Sophie Lesiewicz, la directrice adjointe. « C’est allé de mal en pis, assure Philippe Blanc, archiviste depuis plus de vingt ans place du Panthéon. Nous avons vu à plusieurs reprises Mme Lesiewicz quitter la bibliothèque, avec des sacs remplis à ras bord de livres qu’elle tentait de couvrir avec une écharpe. »

Un autre témoignage est alarmant : celui de l’ancienne secrétaire, Fatima El Hourd, selon laquelle la directrice aurait autorisé ses adjointes à se « servir ». Des propos que n’infirme pas Mme Nobécourt. « C’est possible, dit-elle. Je n’ai pas de souvenir précis de cette conversation. Mais on nous a peut-être autorisées à prendre des pièces sans grande valeur. »

Philippe Blanc se met à consigner par écrit chaque événement suspect. Cet intellectuel à l’allure de gavroche, qui parle, pense, vit littérature du matin au soir, ami des poètes, des chercheurs et des donateurs, ne supporte plus de voir la « maison » tomber en lambeaux.

En mars 2018, il apprend qu’un autre libraire a été sollicité pour vendre aux enchères une partie du legs Bélias. C’en est trop. Avec deux de ses collègues, le second archiviste Grégory Cingal et l’ancienne bibliothécaire Nathalie Fressard, ils rédigent un rapport d’une quinzaine de pages envoyé à la chancellerie ainsi qu’au ministère de tutelle, celui de l’enseignement supérieur. Ils y évoquent un trafic de livres et des disparitions inquiétantes. Ils se plaignent aussi de la désorganisation, des absences répétées des membres de la direction, qui préféreraient les colloques et les vernissages à la gestion des lieux et s’accorderaient trop de privilèges. Le Canard enchaîné évoque l’affaire.

Les familles de donateurs embraient : une dizaine d’entre elles écrivent au recteur de la chancellerie. Parmi les signataires : Armande Ponge, fille du poète Francis Ponge ; Anne de Staël, fille du peintre Nicolas de Staël ; l’académicienne Florence Delay, fille du psychiatre Jean Delay.

Aucune sanction

Face à l’ampleur des révélations, un organisme de contrôle, l’Inspection générale des bibliothèques, est saisi et rend un rapport sévère : l’inventaire du legs Bélias n’a pas été effectué comme il se devait ; les échanges avec le libraire Lacroix n’ont pas respecté « les règles de la domanialité publique » et rien ne permet de s’assurer que les « termes de la transaction ont été équitables » ; les conservateurs ne remplissent pas leur mission de service public. A la lecture du rapport, les salariés, les chercheurs habitués du lieu et les donateurs reprennent espoir. Il sera de courte durée. La chancellerie ne prononce aucune sanction contre la direction. Isabelle Diu et son adjointe Sophie Lesiewicz sont maintenues. Les lanceurs d’alerte, eux, ne vont pas tarder à subir des mesures de représailles.

Peu de temps après la lettre collective des donateurs, le fonds Francis-Ponge est remisé à la cave. Sa fille n’en revient toujours pas. « Que les archives de mon père, données il y a quinze ans à Doucet, soient mises à l’écart, comme au rebut, c’est insupportable ! On m’a laissé entendre que c’était pour des raisons de place. Mais c’est absurde, elles ont toujours été là, place du Panthéon. Je pense que Mme Diu a eu vent de ma position hostile à son égard et qu’elle ne l’a pas supporté. »

Les salariés « calomniateurs » paient plus cher encore leur acte de résistance. A leur retour de vacances, en septembre 2018, les deux archivistes sont privés de leurs clefs. Ils doivent désormais sonner comme s’ils étaient étrangers à la bibliothèque. Leurs noms et leurs coordonnées sont supprimés du site Internet. Ils n’ont plus le droit d’accéder à la salle principale. Les voici confinés au quatrième étage de l’immeuble.

Interrogée par Le Monde, la chancellerie ne se montre pas particulièrement préoccupée par leur sort. « Ce qu’on vous a raconté est factuellement exact, admet le secrétaire général, Alexandre Bosch. Mais cela dépend de la manière dont vous voyez les choses. Si ces clefs ont été retirées à ces deux salariés, c’est pour des raisons de sécurité. » On comprend, à ces propos, que la chancellerie s’inquiète davantage du comportement de ces deux lanceurs d’alerte que d’éventuelles irrégularités.

A mesure que les mois passent, l’ambiance, en interne, devient irrespirable. La direction recommande aux salariés de cesser de communiquer avec les deux archivistes. Peu de temps après son embauche, en septembre 2018, Tom Gagnaire, le magasinier, est mis en garde par le nouveau conservateur, Christophe Langlois, remplaçant de Mme Nobécourt. « Langlois me convoque dans son bureau pour savoir si je suis en contact avec eux. Il me parle de mon devoir de réserve, d’obéissance à la hiérarchie. Il me dit : “Vous allez devoir choisir votre camp. Faites attention en leur parlant. Ça peut être dangereux pour vous, pour votre carrière. Diu vous aime bien, mais ça pourrait changer.” »

L’inquiétude des chercheurs

Depuis, M. Gagnaire dit subir des brimades régulières. Cet été, son médecin l’a placé en arrêt maladie pendant plus d’un mois. Une ex-salariée, Rajana Amalarajah, décrit pour sa part « une atmosphère paranoïaque et anxiogène ». Elle soutient que la directrice, Isabelle Diu, lui a demandé de surveiller ses collègues et de lui rapporter leurs propos. Mme Amalarajah a finalement décidé, en juillet, de quitter ses fonctions.

Les chercheurs, eux aussi, s’inquiètent de la dégradation des services de la bibliothèque. Etienne-Alain Hubert, ancien maître de conférences à la Sorbonne, et éminent spécialiste du poète Pierre Reverdy, s’y rend souvent depuis plus de quarante ans. « J’ai connu un directeur fabuleux, François Chapon, qui répondait à chacune de nos requêtes et prenait plaisir à participer à nos recherches, se remémore-t-il. C’était un lieu de fermentation intellectuelle, avec des chercheurs du monde entier. Aujourd’hui, la salle est déserte, la direction absente. »

Comme d’autres, M. Hubert a noté que des documents avaient été égarés. « Je souhaitais analyser un dépliant de 1916 contenant six poèmes d’Apollinaire, Jacob et Reverdy. Fin 2018, j’en demande consultation. On me répond que le document manque et qu’il a été emprunté par Langlois en 2017. Je l’ai demandé à nouveau quelques mois après, puis en 2020. Je ne l’ai toujours pas quatre ans plus tard… Il est à noter que ce rare dépliant a atteint 6 000 euros lors d’une vente Pierre Bergé en 2017. J’ai bien sûr prévenu les instances supérieures. J’imagine qu’elles ont dû, elles aussi, égarer mon courrier… » Sollicité par Le Monde, M. Langlois n’a pas donné suite.

Pour l’académicienne Florence Delay, c’est un crève-cœur. « Tout cela est triste, confie-t-elle, émue. Vous voyez, j’ai délaissé les lieux, si peu accueillants… Cela fait des années que l’air passe à travers les fenêtres, que cette bibliothèque n’est pas chauffée. Plus personne ne vient y travailler alors que c’est un lieu magnifique. » En tant que membre de l’association Les Amis de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Florence Delay s’interroge surtout sur le peu de réactivité des institutions. « Pourquoi la chancellerie n’a-t-elle jamais répondu depuis cinq ans ? Qui protège Isabelle Diu ? Ce n’est pas possible qu’après toutes ces interventions, il ne se soit rien passé. Il y a certainement des puissances derrière. »

Personne, en tout cas, n’a jugé utile de poursuivre les investigations, pas plus le ministère que la chancellerie ou l’Inspection générale des bibliothèques, laquelle a rendu son rapport sans penser à interroger la conservatrice Nobécourt ou le libraire Lacroix.

Fiche informatique effacée

Au début de l’été, l’affaire a pris un tour nouveau. Le 29 juin, les salariés tombent sur une vente publique organisée à Paris par la maison de vente aux enchères Millon. Parmi les lots proposés, une œuvre de Jean Cocteau : un portrait du compositeur Erik Satie en ange datant des années 1920. Cet ange, l’archiviste Philippe Blanc se souvient l’avoir vu des années plus tôt dans un dossier « Bélias », lors du pré-inventaire. En menant des recherches informatiques, il découvre que ce dessin a bien été inventorié au sein de la bibliothèque. Plus troublant : sa fiche informatique aurait été effacée après décembre 2020.

Un autre lot mis en vente le même jour attire son attention : une gravure de Chagall, signée par l’artiste et numérotée en bas à droite 103/120. En effectuant les mêmes démarches, il retrouve la fiche du document avec cette mention : « gravure signée et numérotée 103/120 ». Le doute n’est plus permis. L’un de ses collègues part en quête du classeur censé contenir la gravure. Il finit par le dénicher dans le capharnaüm du salon Mondor. Il l’ouvre : la gravure a bien disparu.

Nous avons retracé les coulisses de ces ventes. A bien y regarder, les deux lots suspects partagent le même vendeur, ou plutôt la même vendeuse : une certaine Marie-Christine Jacquot. Vérifications faites, c’est le nom d’épouse de Marie-Christine Lesiewicz, la mère de… Sophie Lesiewicz, l’ex-directrice adjointe, cette femme que le magasinier a surprise, un matin, chargeant une camionnette place du Panthéon. Cela ne présage en rien de sa culpabilité mais éclaire d’un jour surprenant les pratiques de la direction.

Sollicitée par Le Monde, Mme Lesiewicz conteste les soupçons dont elle fait l’objet et se dit victime de « harcèlement », depuis 2018, de la part d’une « clique » d’employés. Selon elle, ni sa mère ni elle-même n’ont vendu des pièces issues du legs Bélias. L’ex-directrice adjointe assure par ailleurs que les cartons et objets aperçus dans la fameuse camionnette n’avaient rien de suspects et lui appartenaient.

Alertée au début de l’été, l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR), un nouvel organe de contrôle, a mené l’enquête. Après avoir auditionné la directrice Isabelle Diu et l’organisateur de la vente, Alexandre Millon, la cheffe de l’IGESR, Caroline Pascal, a recommandé au chancelier, Christophe Kerrero, d’agir sans délai. « J’ai débarqué dans son bureau avec mes deux inspecteurs, témoigne cette femme énergique. On a fait un article 40 [un signalement à la justice], et la chancellerie a déposé plainte, le 21 septembre, au commissariat pour vol. Il y a confirmation absolue sur un lot. Et de très fortes suspicions sur le deuxième. » Selon nos informations, l’affaire ne se résume pas à ces deux lots suspects. Les enquêteurs ont établi que le nom de Jacquot apparaît dans des dizaines de mises en vente organisées par la maison Millon.

Documents non inventoriés

Les salariés, eux aussi, vont de surprise en surprise. Ainsi ont-ils récemment constaté la disparition d’un dessin de l’artiste plasticienne Annette Messager et de gravures de la peintre Toyen, puis leurs réapparitions dans des ventes publiques. D’après eux, une gravure du peintre Francis Picabia manquerait également à l’appel. Sollicitée, la maison Millon affirme que toutes les vérifications d’usage avaient été effectuées et que son système d’alerte ne fonctionne que si l’œuvre a été préalablement déclarée volée.

L’enquête de police s’annonce longue. Sans doute faudra-t-il se rapprocher d’autres sociétés de vente telles que Sotheby’s, Artcurial ou Piasa. Pour autant, sera-t-il possible de récupérer tous les documents disparus alors que nombre d’entre eux n’ont pas été inventoriés ? En off, des membres des services d’inspection en doutent et s’inquiètent d’un scandale d’ampleur, susceptible d’éclabousser à la fois la bibliothèque, la chancellerie et le ministère de tutelle.

En attendant, Isabelle Diu conteste tout en bloc. « Je n’étais évidemment pas au courant de ces disparitions et du rôle qu’aurait pu jouer mon adjointe, déclare-t-elle au Monde, j’en tombe de ma chaise. » S’estimant victime d’une cabale orchestrée par des salariés, elle ajoute : « J’ai essayé de travailler le plus sérieusement possible et d’ouvrir cette bibliothèque vers l’extérieur, mais j’ai fait face à des résistances de la part de certaines personnes réfractaires au changement. »

Les archivistes, Philippe Blanc et Grégory Cingal, espèrent, eux, être réhabilités par l’administration. Ces deux passionnés qui, après vingt ans de maison, perçoivent 1 600 euros net par mois veulent pouvoir renouer avec les salles de lecture, conseiller les chercheurs comme avant, échanger sans crainte avec leurs collègues. Les familles de donateurs considèrent, elles, qu’il est temps de relancer Doucet. Comme le résume bien l’académicienne Florence Delay : « Les hommes passent, les institutions restent. »


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