mardi 5 décembre 2017

Etymologie du mot "Veule"

J'ai eu le plaisir de lire récemment un article de Jacques Chaurand (un grand philologue décédé en 2009), qui est à la base de la philologie enseignée à l'Ecole des Chartes.

Ce monsieur, avec une érudition incroyable, livre sa propre hypothèse sur l'étymologie du mot "veule", qui a effectivement comme particularité d'être un épicène à -e final, ce qui est très rare.

Et qui aura intrigué tous les lecteurs de Nautre Monde.

Je vous livre ici la théorie de Jacques Chaurand, mal résumée par moi dans mes notes de lecture, prises sur un article signé par lui, d'une cinquantaine de pages :


L’adjectif « veule » ?

On a coutume depuis longtemps d’attacher le mot « veule » à une forme forte du verbe latin « volare » voler (oiseau), et dénoter par là une forme de légèreté. Sauf que la forme forte de ce verbe « volare » n’est pas attestée (même si on trouve « volat » au vers 25 de Ste Eulalie, et que la forme –lare est classique des formes fortes, ayant donné par exemple ambu-lare).

Pour expliquer ce « voler » en français, on dispose donc de 2 options :
a) la maintenance d’un continuateur d’un « vollare » disparu
b) un emprunt savant au latin au moment de la Renaissance carolingienne. C’est à cette époque (8ème siècle) en tous cas qu’aurait lieu le passage de vollare avec -ll (d’origine) à volare -l.

En tout état de cause, cela n’expliquerait pas la forme « veule » telles que trouvées dans l’ancien français et les dialectes (picard).
Il y a nécessairement autre chose.

En effet, d’abord parce que les formes fortes attestées ont donné des formes essentiellement masculines (le vol), éventuellement biformes, mais jamais d’adjectifs épicènes à final en –e (Epicène : En parlant d'un nom d'être animé, terme générique qui sert à désigner une espèce, sans préciser le sexe).
Sauf lorsque le mot se termine par un ensemble de consonnes qui exigent un « -e » final dit de soutien comme dans « comble ».

A ce propos, on a parfois enregistré dans les dictionnaires « veul », en se fondant sur le Psautier de Metz (ou de Charles le Chauve vers 865) (« et les riches ont laissiez veulz et vains » ver 35) mais il s’agit ici d’une forme de « vuide » et non de « veule ».
Léo Spitzer a prouvé que cet adjectif ne pouvait rattacher à l’expression imagée « à la venvole » (qui a donné "à la volée") qui a été formée sur la forme latine d’un adjectif composé du genre « velivolu » « flammivolus » « celerivolus » -volus, plein de, équivalent de "voll" en allemand.
En effet, même ces séries n’ont pas débouché sur les adjectifs épicène en e final, attesté dès les premières apparitions pour veule.

De plus, sur un plan sémantique, « veule » a sa connotation morale depuis le début.
Et sur cette base, Spitzer l’a rapproché de l’adjectif « aveugle » abondamment utilisé dans le contexte religieux. D’autant que en patois Picard, aveugle apparait souvent sous la forme « aveule ». Cette association avait déjà été faite par Godefroy qui donnait "aveuglement" comme dérivé de veulie.

Mais Von Wartburg n’a pas de mal à démontrer la fragilité de ce rapprochement sur la base de la multitude des formes (voir article « volus ») dans la diachronie (le temps) et dans la diatopique (l'espace, la géographie).
Le fait est que le mot veule est trouvé dans de multiples formes dialectales (Bourguignon, Berry, Maine et Normandie), si il a probablement été emprunté au Picard ancien. En tout état de cause le mot est considéré comme "non dialectal" (c’est-à-dire français de base) dès le 16ème.

Le fait est aussi que le mot n’a pas qu’un sens moral, mais également un sens physique, avéré au Moyen-age également :  Le Furetière (premier grand dictionnaire du français ancien, 1690) dit à veule : Les ouvriers qui n’ont pas déjeuné sont « veules ». « Un convalescent est foible et veule jusqu’à ce que son estomac soit bien remis ».

Un sens concret voire péjoratif existe et est d’ailleurs le plus fréquent dans la littérature (17ème, 18ème) (on dit que c’est un sens technique, car propre en l'occurrence au champ agriculture/arboriculture) : Une terre « veule » est une terre soit légère apte à recevoir la semence, soit trop légère (où les plantes ne peuvent prendre racine, ou pour une branche trop frêle et qui ne pourra porter du fruit). Se dit aussi d’une pâte de pâtisserie en Ardennes.
Et dans le Dictionnaire général des termes propres à l’agriculture (Louis Liger, 1703) on lit : « Veûle vient de vilis qui veut dire une chose qu’on rejette et comme ces sortes de branches sont ordinairement chétives on leur donne le nom de veules qui subsistera toujours malgré de certains habiles dans le jardinage qui l’improuvent ».
Le problème c’est que les dictionnaires techniques complets sont peu anciens (17ème max) donc on ne sait pas depuis quand ce sens techniques est avéré. Mais comme le terme est avéré dans cette connotation technique sur toute la partie est nord est du domaine gallo-roman, cela laisse supposer une origine très ancienne.
Après se pose la question des formes médiévales :
On a une lignée claire (bien documentée) entre le terme veule au 16ème et le terme dans son acception moderne. Mais en revanche, le lien avec le veule religieux du Moyen Age n’est pas bétonné, mais indiscutablement établi par certains (voir plus haut), mais pas de façons suffisamment solide pour que cette seule étymologie soit prise en compte.
Il y a autre chose.

Et là Chaurand avance sa propre hypothèse :

L’étymologie la plus acceptable, en se fondant sur le « Dictionnaire Etymologique de la Langue Latine » semble être vulvula vulvulis = Liseron (Pline) ou Chenille (Pline, Caton).

Et explique ensuite l’évolution vulvula puis volvula puis voule puis veule :

a – Au départ, vulvula ou volvola en supposant à l’origine un substantif (disparu) qui se serait adjectivé par « dérivation impropre ».
- soit en raison du caractère « proparoxytonique » (Se dit d’une langue dont les mots sont en règle générale accentués sur l’avant dernière (ou pénultième) syllabe),
- soit le groupe consonantique qui aurait maintenu la voyelle « e ».

b- Chute du L dans la syllabe initiale, par suite d’une dissimilation qui apparait notamment dans « -able » ablette. (Vème). (En phonétique, la dissimilation est un type de modification phonétique subie par un son au contact d'un son voisin, contigu ou non, modification qui tend à augmenter les différences entre les deux.)


c- Puis serait apparue la diphtongue (Vième VIIème) « vuoele »

d- qui aurait donné « vuele » au XIème.

e- Le passage de vuele à veule : Dès le début du XIIème siècle, les continuateurs des diphtongues « ue » et « ou » se sont confondus pour donner eu.
Chaurand met toutefois en cause sa propre thèse :

Le passage d’un nom de plante (Liseron) à la série des adjectifs se rapportant à un aspect moral ou physiologique est peu représenté. Les noms de plante ont plutôt fourni des couleurs (rose, violet).

Ce sont plutôt les noms d’animaux qui ont donné les aspects moraux : « être chien », « cabotin », « être un cochon », un ours, une mère-poule, une teigne, « être vache ».
Quelquefois les fruits : « Etre une gourde », une bonne poire, mi-figue mi-raisin, poireauter.
Doit-on alors préférer le liseron (volvula) à la chenille, sur cette base ?

Non, car le prophète Nahum, traduit par Saint Jérôme (IVème siècle) donne déjà au liseron une valeur métaphorique (« avoir une belle apparence, mais étouffer la parole de Dieu en soi ») ce qui met le mot sur la voie de la dérivation future.
Si on part de Saint Jérome, et qu’on considère que les textes moyenâgeux sont écrits par des clercs, le glissement devient compréhensible.
Dans « le jeu de Robin et de Marion » ( est une pièce de théâtre entrecoupée de chansons écrites par le jongleur arrageois Adam de la Halle dans les années 1270 ou 1280), elle a « toudis … esté trop veule » doit être interprété pas tout à fait encore au sens moderne mais plutôt comme « Elle n’a jamais été sérieuse ».
Cela n’inclut pas encore la veulerie, tolère encore de l’agitation et du dynamisme, mais en dehors de la perspective du Salut.

Noter que cette argumentation ne suppose pas que la terre veule et la valeur morale soient fondées sur le même mot au départ. L’absence d’usages anciens du premier cas technique rend cette assimilation impossible, on ne peut faire là-dessus que des hypothèses.
Ouaouh ! 

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