dimanche 18 février 2018

Le papier sulfureux

Ce texte a été publié par André Faurie, sur le site du Cerig, portail de veille technique et scientifique associé à l’école de Grenoble (EFPG).


Du latin au français, en passant du parchemin au papier imprimé, avec l’invention de Gutenberg, le livre échappe au monopole de l’Église. Jusque-là réservé aux clercs, aux princes et aux nobles, il passe entre les mains de tous ceux qui savent lire.
En 1588, Marguerite d’Angoulême présente "L’Heptaméron" à la duchesse d’Étampes.  Marguerite d’Angoulême est la fille de Louise de Savoie. Son frère François sera le futur roi François Ier.
Mariée à 17 ans en 1509 à Charles d’Alençon, elle est veuve et se remarie en 1527 avec Henri d’Albret, roi de Navarre. Sa fille Jeanne d'Albret sera la mère d’Henri IV.
Marguerite d’Angoulême,
lettrée princesse de Navarre,
Tableau de Jean Clouet
Son grand père, Jean d’Angoulême, lui a enseigné le goût pour la philosophie et la théologie. Plus ouverte que son frère aux nouvelles idées, elle parle le latin, l’hébreu et le grec. Elle protège les réformateurs de Meaux.

Elle est l'auteure de l'Heptaméron, un recueil de 72 nouvelles, non achevé, inspiré du Decameron de Boccace.

Dans l'"Heptaméron", sa mère, Louise de Savoie (qui apparaît comme Dame "Ousile") est présentée comme une femme de son temps, croyante, grande voyageuse, tolérante, humaniste et cultivée. Elle ne condamne pas les frasques de son fils et accepte les "gauloiseries" de l’époque. Elle meurt trois ans avant l'affaire des "placards".

Futur Collège de France
Le fils de Dame Ousile, François Ier donc, est tolérant. En 1529, il fonde les "lecteurs royaux", futur Collège de France. Contre l’avis de Noël Beda, syndic de l’Université et "plus grand clabaudeur de son temps", il octroie à ses lecteurs le privilège d’une totale indépendance. C’est le délire, il n’y a plus de limite, l’Université et l’Église ne contrôlent plus rien.
Suprême hérésie, un lecteur, Guillaume Postel, titulaire d’une chaire d’arabe, soutient : "Qu’il n’y ait plus désormais de papistes, ni de luthériens, prenons tous le nom de Jésus, de qui nous attendons le salut. Soyons tous disciples de Jésus, alors nous souhaiterons avoir pour amis les Juifs et les Ismaélites, nous leur donnerons même ce nom, et en fin de compte à l’humanité tout entière".
Si un profane peut se permettre une interprétation critique de la Bible, il ne sera plus possible de maîtriser la diffusion des Saintes Écritures.
Noël Beda s’insurge et comprend clairement que si un profane peut se permettre une interprétation critique de la Bible, il ne sera plus possible de maîtriser la diffusion des Saintes Écritures.
Bientôt, les outrances des extrémistes conduisent le roi à prendre des mesures pour contrôler la production littéraire. En octobre 1517, il instaure par lettres patentes le dépôt légal, et à Villers-Cotterêts en août 1539, il rend le français obligatoire dans l’administration "pour faciliter la compréhension des décisions royales et de justice…le français en lieu et place du latin" et crée les registres d’état civil.
Des indulgences à la Bulle
Les princes de l’Église dépensent sans compter. Pie III, Jules II et Léon X ont des cours fastueuses et sont les mécènes des artistes les plus réputés comme Michel-Ange, Vinci ou Raphaël. Tout cela demande beaucoup d’argent et la vente des indulgences est le moyen trouvé par Léon X, à partir de 1515, pour remplir les caisses du Vatican.
Martin Luther
Peinture de Cranach

En 1517, scandalisé de voir que l’on peut recevoir l’indulgence moyennant finances, Martin Luther affiche ses "placards", 95 thèses, sur les portes des églises. Charles Quint le convoque à la Diète de Worms en 1521 et lui demande de se justifier. À la demande de renoncement à ses idées, la seule réponse de Luther – "Je ne puis autrement" – lui vaut le bannissement. Seul son enlèvement par Frédéric le Sage, électeur de Saxe, lui évite le bûcher. Bientôt relayé par Jean Calvin, il provoque une crise majeure en Europe.

Une Bible pour tous, le mal se propage
C’est par le papier que le "mal" se propage en France. Par la Savoie, la Bible et les idées nouvelles de Genève pénètrent les milieux aristocratiques et bourgeois du Dauphiné qui sont les premiers touchés. Instruits, ils savent lire et sont ouverts à l’humanisme qu’ils ont appris à l’université de Valence. Même le clergé est touché par l’hérésie. L’archevêque de Vienne "sentait mal sa foy" et Montluc, évêque de Valence cité à comparaître à Rome, est condamné.
Pour le peuple qui ne sait pas lire, la propagation se fait de façon plus subtile. Les "marchands à la balle" sont toujours très attendus dans les foires et les campagnes, même si on se méfie d’eux. À l’entrée des villes, ils doivent présenter un certificat attestant qu’ils n’ont pas de maladies contagieuses, mais rien concernant leurs idées. Colporteurs, bardes, pilharots (chiffonniers), jongleurs, conteurs de bonnes aventures, ils sont un peu tout cela à la fois. Beaucoup viennent de Genève, du Piémont et de l’ancienne terre dauphinoise du Faucigny. Après la Savoie, ils traversent l’Oisan, le Dauphiné et vont en Vivarais. Le passage est d’autant plus facile que les comtes de Savoie, lassés par les invasions incessantes des Français, s’établissent à Turin en 1562.
Les idées de Luther bénéficient de la protection de Marguerite d’Angoulême et de la bienveillance de son frère François Ier. Les disciples de Lefèvre, appelés "bibliens" ou "fabristes", se retrouvent à Meaux autour de l’évêque Guillaume Briçonnet. La Réforme s’implante, les temples sont nombreux et en 1560, on compte 40 pasteurs en Dauphiné. Dans les villes où ils deviennent majoritaires, les protestants abolissent la messe. Pendant les cinq ans de la trêve de l’Édit d’Amboise, et avec un Bertrand de Simiane de Gordes plus tolérant, la Réforme progresse.
Du Concile de Trente à l’Inquisition
Devant la propagation de l’hérésie, l’Église réagit par le Concile de Trente.
Pour François Ier, continuer à tolérer les idées de Meaux équivaut à créer une crise interne, avec la Sorbonne et l’Église de France, et une crise externe avec Rome et l’empereur. Le 17 mars 1521, une perquisition est effectuée chez les libraires, en avril la faculté de théologie condamne les propositions de Luther et le 3 août "est proclamé par cri public aux carrefours la confiscation de son livre". L’intolérance des uns et des autres conduit une fois de plus à l’autodafé.
L’affaire s’envenime avec la publication de la version française du Nouveau Testament par Lefèvre, et la profanation d’une hostie par le fils du contrôleur du grenier à sel de Châteaudun qui amène le roi à une procession de Nanterre à Saint-Germain. Le jeune profanateur est brûlé vif à Saint-Germain et commence ainsi la longue liste des martyrs de la nouvelle foi.


Dans un premier temps, ce sont les livres qui sont brûlés sur le parvis de Notre-Dame.
"Nous n’entendons avoir ou soutenir aucun hérétique en notre royaume, mais s’il n’y a nulle erreur, nous ne voulons ôter à personne la liberté d’écrire". Mais ce ne sont pas les idées qui brûlent, c’est cet hérétique de papier, ce suppôt de Satan… l’Église avait bien raison de se méfier
Le tour des idées et de leurs auteurs arrive. Un édit prescrit que ceux qui "s’insurgent par blasphèmes horribles de l’invention desquels ils se glorifient contre l’honneur et le respect de Dieu et de sa glorieuse mère seraient brûlés après qu’on leur aurait ouvert la gorge avec un fer chaud, tiré la langue et la coupée par le dessous".
Enfin, les "placards" de 1534, affichés par les extrémistes jusque sur la porte du roi et dénonçant violemment la messe, sonnent l’heure de la répression.

On commence à voir les premiers réfugiés sur les registres des "rolles des estrangers françoys" à l’hôtel de ville de Genève. Mais c’est à partir de 1568 qu’une grande partie de la population s’exile. En fait, derrière ces réformateurs et ces condamnations de l’hérésie se cache une lutte sans merci pour le pouvoir.
L’impardonnable
L’intolérance des catholiques n’a d’équivalent que celle des Réformés. En 1553, Calvin condamne Michel Servet : "Désirant retrancher de l’église de Dieu tel membre pourri, nous te condamnons Michel Servet, à devoir être attaché à un pilori et brûlé vif jusqu’à ce que ton corps soit réduit en cendres; et ainsi tu finiras tes jours pour donner l’exemple aux autres".
Devant la progression de la Réforme, le duc de Guise, gouverneur du Dauphiné, lance la contre-attaque. D’avril 1562 à mars 1563, les Adrets, Montbrun, d’Acier, Maugiron, de Gordes, Mouvans, Nemours, Crussol et autres capitaines aventuriers rivalisent de cruauté et d’intolérance. "Plus avides de butin que de vérité religieuses", ils mettent le pays à feu et à sang. Tous se rendent célèbres par leurs exactions : Les Adrets par ses "sauteries de Pierrelatte" et ses multiples revirements d’alliances, Maugiron à Grenoble, son lieutenant chassé de la Côte par la population qui préfère Carrouges et ses 7 000 protestants.
D’intolérances en autodafés, de bûchers en persécutions, l’impardonnable arrive.
Les papetiers poussés à l’exil
De Grenoble à La Rochelle, les idées de Calvin traversent la France. La Réforme s’implante dans tout le sud. Le pouvoir en place voit dans ces réformés des concurrents indésirables. Après la mise au pas des hérétiques cathares, les catholiques du nord s’attaquent à la "Religion Prétendue Réformée".
Les livres interdits irriguent les campagnes et les foires, et finissent irrémédiablement avec les chiffes dans les battoirs à papier
Comme quatre siècles plus tôt avec les Almoades, l’intolérance pousse les papetiers à l’exil.
Les harangues de Farel traversent les frontières aussi vite que les livres interdits irriguent les campagnes et les foires, et finissent irrémédiablement avec les chiffes dans les battoirs à papier. Par les pilharots et les imprimeurs, les papetiers sont toujours très bien informés même dans les vallées les plus reculées où se cachent les moulins. Volontiers frondeurs, ils n’ont pas de mal à adopter la nouvelle religion. C’est ainsi que la foi réformée se trouve répandue dans les moulins en Vivarais et en Auvergne. Les Réformés sont nombreux dans le métier du papier.
La famille Montgolfier crée son premier moulin à Ambert. Un descendant, Jacques, voit sa papeterie détruite lors de la Saint-Barthélémy et s’installe en Beaujolais sous la protection du sire de Beaujeu.
"En 1577, lors de la prise de la ville d’Ambert par les protestants, on détruisit cinquante moulins situés aux abords immédiats de la ville parce qu’ils auraient pu faciliter l’approche des troupes ennemies".
"En 1592, le duc de Nemours à la tête de l’armée des ligueurs vient mettre le siège devant la ville et met le feu à plus de 40 moulins".
La France, leader européen
Au milieu du XVe siècle, la France est devenue la nation d’Europe la plus exportatrice de papier. En 1554, Montholon, recteur de l’Université de Paris, dit au roi :
"Est la papeterie une manufacture qui ne s’est pas ci-devant faite qu’en France, et ce sont les estrangers, mesmes ceux d’Espagne toujours fournis en France et c’est le moyen de la papeterie, plus que par autre trafic des marchandises qui se passe en France, tiré l’or estranger. Il n’y a en France mine d’or n’y d’argent et n’avons moyen de trafiquer avec l’estranger et d’avoir leur or et leur argent que par le moyen de manufacture de la papeterie".
Au début du XVIe siècle, comme les frères Estienne à Paris, Christophe Plantin est humaniste et imprimeur. À Anvers, il emploie 80 ouvriers, et imprime 50 titres par an sur 16 presses. Il est considéré comme l’un des plus grands imprimeurs de l’époque.
En 1568, il vient à Troyes pour acheter le papier nécessaire à l’impression de sa Bible polyglotte dite d’Alcalà commandée par Philippe II d’Espagne. Sur grand réal in-folio il imprime huit volumes en 960 exemplaires. C’est par 1 000 rames à 72 sous chacune qu’il s’approvisionne. Christophe Plantin, tourangeau d’origine, "haricote" (réclame) sur la qualité des produits pour obtenir des rabais et ristournes. Les papetiers de Troyes soumis à ce chantage, s’entendent et restent fermes sur les prix sachant que pour une telle qualité seules les papeteries de Troyes sont capables de le servir.
Les papetiers vivent un âge d’or dans cette période troublée par les affrontements entre catholiques et réformés.
En 1533 Pierre Grognet écrit une chanson à leur gloire :
"Le bon papier est fait à Troyes, de sorteQu’il est le meilleur qu’autre que l’on apporteDe divers lieux, y sont imprimeursBons et parfait et gens de bonnes moeurs"
Sous la protection royale, exemptés de tous droits, exempts de la collecte des tailles, du logement des gens de guerre et de la milice, dispensés de tirer à la milice, les papetiers vivent un âge d’or dans cette période troublée par les affrontements entre catholiques et réformés.

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