Un reportage Reporterre impressionnant au cirque Bouglione à Montpellier :
Près d’un siècle après ses premiers numéros, la famille Bouglione a décidé de ne plus utiliser d’animaux.
© David Richard/Reporterre
La famille Bouglione a cessé d’utiliser les animaux dans son cirque. Qui est aussi transformé écologiquement.
Ces décisions courageuses ne font pas l’unanimité dans le milieu circassien mais les Bouglione espèrent que le public la suivra.
Coincé entre la route des plages et le centre commercial Odysseum, un chapiteau multicolore attire le regard. Le célèbre cirque Bouglione a posé tréteaux et gradins dans la périphérie de Montpellier, et patiente depuis de longs mois de crise sanitaire pour présenter son nouveau spectacle. Celui-ci sera finalement donné du 9 août au 19 septembre. Ce matin de juillet, l’équipe s’affaire donc en vue de la reprise tant espérée.
Deux employés ajustent les éclairages, tandis que d’autres s’activent sur une imposante machine à coudre. Assise à l’ombre de sa caravane, une circassienne fait des essais de maquillage devant son miroir.
André Bouglione, le dernier du nom, nous guide à travers les conteneurs bariolés qui abritent habituellement tigres, éléphants et dromadaires. Mais aujourd’hui, point de barrissement ni de rugissement : les cages sont étrangement calmes. « Les conteneurs sont vides, sourit le trentenaire. Ils accueilleront des artisans et des petits commerçants. » Près d’un siècle après ses premiers numéros, la famille Bouglione a décidé de ne plus utiliser d’animaux.
Sous le chapiteau, c’est le père, André-Joseph, qui prend le relais. Il désigne un immense écran de tulle, installé au fond de la scène. « Le spectacle sera assuré à 100 % par des humains, mais nous projetterons des hologrammes d’animaux, en 3D, explique-t-il. C’est une manière pour nous de leur rendre hommage, après les avoir exploités si longtemps. »
« J’ai fini par comprendre que les animaux n’avaient pas leur place ici », dit André-Joseph Bouglione.
Dans la famille, on est dompteur ou dresseur de père en fils, depuis six générations. « Mes ancêtres étaient montreurs d’ours, puis ils ont monté une ménagerie foraine avant de créer leur cirque dans les années 1920, raconte-t-il. Notre histoire est intimement liée aux animaux. » Lui-même a manié le fouet dès son plus jeune âge : « J’aimais mes fauves, et je ne comprenais pas ceux qui nous traitaient de barbares. »
De nombreuses associations alertent en effet depuis des années sur les maltraitances animales fréquentes dans le monde du cirque. Félins et éléphants « sont enfermés dans des cages aussi minuscules qu’inadaptées, enchaînés, exposés, soumis par les coups et la faim pour réaliser des spectacles dangereux et humiliants », décrit ainsi One Voice, qui a mené plusieurs enquêtes sur les conditions de détention de ces bêtes. « Le bien-être des animaux sauvages non domestiqués ne peut pas exister dans le monde des cirques ambulants, en particulier pour ce qui est de l’habitat et de la capacité d’exprimer un comportement naturel », affirme aussi l’organisation Peta. Des citoyens relaient régulièrement des pétitions pour demander la libération d’ours ou de lions, et certaines municipalités ont pris des arrêtés anti-cirques.
« Je me suis demandé ce que je lui avais donné, à part une vie dans une cage. »
« J’ai fini par comprendre que les animaux n’avaient pas leur place ici, dit André-Joseph Bouglione. Nous étions des exploiteurs plutôt que des protecteurs. » C’était en 2016. « Un des tigres que nous avions depuis sa naissance est tombé très malade, et nous avons dû le piquer… ç’a été le déclic, se rappelle le circassien, la voix encore nouée par l’émotion. Je me suis demandé ce que je lui avais donné, à part une vie dans une cage. » En quelques mois, il mit ses animaux à la retraite, dans un refuge, et réfléchit à un nouveau spectacle 100 % humain. Le virage n’a pas étonné son fils, ancien voltigeur équestre, reconverti au diabolo : « Il y a eu une prise de conscience collective parmi la famille, se remémore André, ça s’est fait naturellement. »
Agathe (et une de ses filles) pratiquait la voltige à cheval. Aujourd’hui, elle présente un numéro de cerceau aérien. Son cheval coule une vie paisible en Normandie.
La décision fit en revanche grincer les dents de ses confrères : « On a reçu des injures, des menaces de mort, certains membres de ma famille m’ont dénigré, se souvient André-Joseph. Ça a été pris comme la pire des trahisons. » Pour ne rien arranger, le premier spectacle monté par le désormais ex-dompteur, en 2017, fut un fiasco : « Les gens venaient voir du Bouglione, ce qui voulait dire, dans leur esprit, des fauves… ils repartaient déçus ! »
Aiguillés par leur nouvelle fibre animaliste, André-Joseph et sa compagne Sandrine ont peu à peu poussé leur réflexion écolo. « En se questionnant sur les animaux, on s’est rendu compte que sur beaucoup de points, notre cirque était devenu anachronique », dit-il. Exit les 40 camions nécessaires pour transporter chapiteau et matériel ; tout est désormais stocké dans des conteneurs transportables par train ou par péniche. Exit également les deux groupes électrogènes polluants ; les Bouglione se raccordent au réseau — une exception dans le monde du cirque itinérant — et se fournissent auprès d’Enercoop. « Il nous a aussi fallu repenser les représentations, qui auparavant étaient articulées autour des numéros d’animaux, précise M. Bouglione. Les fauves rythmaient le spectacle, ils étaient les meilleurs artistes… »
La nouvelle création de la famille, présentée à partir du 9 août, regroupe ainsi 26 circassiens internationaux — lanceuse de couteaux, trapéziste Washington, « homme-fort » — et reprend les classiques du cirque traditionnel. « On a choisi les meilleurs artistes, mais on espère que le public suivra », dit André. Les Bouglione ont investi 2,6 millions d’euros dans leur « écocirque ».
Leur mue semble aller dans le sens de l’histoire : le 29 septembre 2020, la ministre de la Transition écologique Barbara Pompili annonçait la « fin progressive de la présence de faune sauvage » dans les cirques itinérants. Félins, singes, ours, éléphants, loups… En France, ils sont 700, dont 500 fauves. Dans la foulée, une proposition de loi « contre la maltraitance animale » a été présentée à l’Assemblée nationale en janvier dernier, reprenant les annonces de la ministre. Elle doit être discutée au Sénat à l’automne. L’Hexagone ne serait pas le premier pays à bannir de telles pratiques : l’Autriche, la Bolivie, la Finlande, Singapour et la Suède ont déjà interdit l’exploitation des bêtes sauvages dans les cirques.
André-Joseph Bouglione l’assure : quoi qu’il arrive, il ne reprendra pas d’animaux. « Il n’y a pas de plan B, il faut savoir aller de l’avant, dit-il. Dans l’histoire du cirque, les clowns sont souvent d’anciens acrobates ou dompteurs "à la retraite" ; savoir se recycler fait partie de notre ADN ! » La famille entend démontrer que le cirque traditionnel peut (et doit) se passer de fauves… tout en continuant d’attirer les foules.
Après cinq semaines dans la capitale languedocienne, leur petite troupe partira en tournée à travers l’Europe.
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