mercredi 12 novembre 2025

N'autre France assassinée en 1914

3.000 lettres d'amour ont été échangées entre Alphonse Lerasle, un militaire du Cher, parti au front pendant la Grande Guerre, et son épouse Alice, restée au village.

Une correspondance unique par son volume et sa régularité.


En faisant des recherches sur les noms figurant sur le monument aux morts de Saint-Ambroix, l'historienne Denise Péricard-Méa a trouvé deux boîtes à chaussures avec une partie de cette correspondance

Cette petite histoire est un témoignage unique de n'autre France détruite par la grande histoire. 

En tout, 1.111 lettres compilées dans un livre bouleversant, par les soins de cette historienne, qui estime que près de 3.000 lettres ont été échangées par ce couple de cultivateurs. Par lettres interposées, Alice et Alphonse se sont tenus la main, malgré la guerre, comme toute une génération de ruraux du Berry, et plus largement de France et d'Europe, déchirée par la guerre.

Dès l'engagement de son mari, presque tous les jours, Alice écrit à Alphonse et inversement. Un échange mixte, car l'une laisse le recto vierge pour que l'autre puisse répondre, et quand la place manque, Alphonse a parfois rédigé sa réponse entre les lignes de son épouse, pour gagner de la place. 

Tout commence par la promesse de s'écrire le plus possible, dès le commencement de la guerre, au milieu d'un pays grisé par les nationalismes et l'idée que la guerre n'allait pas durer. Le 30 août 1914, Alice écrit à Alphonse : "Tâche donc de m’écrire le plus souvent possible, car je suis bien contente quand je touche une lettre de toi. Si seulement j’en pouvais avoir une tous les jours ou bien tous les deux jours, cela me tranquilliserait. En attendant le plaisir de lire une de tes lettres, reçois mon cher petit Alphonse, le meilleur baiser de ta femme qui t’aime de tout son cœur. Je t’embrasse bien fort. Ta femme."

En réponse, Alphonse décrit son quotidien de soldat, en première ligne pendant quasiment la totalité du conflit. Au fil des lettres, il délivre des conseils à son épouse agricultrice restée seule sur l'exploitation"Ma chère Alice. Je trouve bien le temps long de ne pas avoir de tes nouvelles. Je voudrais bien savoir où tu en es de ton travail et quel est le prix des porcs et des veaux. Vas-tu essayer de vendre ? S'ils sont trop bon marché, tu peux encore attendre. Je t’aime bien et t’embrasse de tout mon cœur."

Le quotidien du soldat d'un côté, le travail journalier dans la ferme de l'autre, les échanges s'étirent au fil de la guerre d'août 1914 à octobre 1918.  

Ainsi, le 11 juin 1916 : 
"Mon cher Alphonse. La vache est vendue et j’ai presque regret qu’elle le soit, car j’ai peur de m’être fait attraper ; elle me la paie 435 Francs. Je t’assure que c’est malheureux, une femme seule qui faut qui s’occupe de tout. Si j’avais su, je l’aurais encore gardée. En ce moment, tu es peut-être bien en tranchées, je voudrais bien le savoir et de quel côté que c’est. [...] je suis toujours en bonne santé et je demande à Dieu que ma lettre te trouve de même. Dans l’attente d’une autre lettre, reçois, mon petit Alphonse chéri, un bon baiser de celle qui pense qu’à toi et t’aime de tout son cœur."

Rongée par l'inquiétude, Alice, dans ses lettres, montre une grande bienveillance vis-à-vis de son mari. 10 novembre 1914, elle écrit : "Mon cher Alphonse. Je t’avais envoyé un autre billet de 5 francs autour du 20 octobre. L’as-tu reçu ? Tu m’en parles pas. Surtout, toi, mon cher Alphonse, ne fait pas d’imprudence ! Je sais bien qu’il faut que tu marches, mais marche seulement quand tu y es obligé. Quand tu es dans la tranchée, tu as pas besoin de te montrer. Abrite-toi le mieux que tu le pourras. Fais ton possible pour revenir, car je suis bien malheureuse."

Denise Péricard-Méa a reproduit chaque lettre, en respectant le patois de l'époque, l'argot militaire et parfois les fautes d'orthographe. "J'ai fait deux glossaires dans mon livre, un glossaire berrichon et un glossaire des soldats. J'ai retrouvé des expressions que j'avais entendues de mes grands-parents." Exemple : "Tu me faisais des petites misères, des blagues, des chatouilles, des choses comme ça. Puis, elle dit aussi 'Je m'ennuie, ça veut dire, elle se fait du souci, puis ainsi de suite."

Du reste, la régularité des échanges "donne le ton aussi de tout l'ensemble des lettres. C'est une conversation à bâtons rompus et il s'agit d'écrire quand même pour parler, pour se tenir la main par-delà la distance." L'intérêt historique de cette étude repose sur des conversations où se télescopent deux quotidiens très différents. "C'est tout à fait unique ce dialogue permanent entre le mari et la femme en même temps. Elle raconte la vie du village, tous les commérages, tous les soldats permissionnaires, les soldats qui tiraient au flanc. Il y a toute la chronique des deux villages [de Primel et de Saint-Ambroix]. Bien sûr, on suit toutes les blessures et tous les garçons qui sont morts, tous les garçons qui reviennent blessés. C'est une chronique de village."


Confronté à l'âpreté des combats, Alphonse partage ses déplacements et parfois des rencontres surprenantes comme le roi et reine de Belgique venus visiter le front en janvier 1916. "Nous avons rencontré sur la route le roi et la reine de Belgique ! Ils n’avaient pas d’escorte. En passant auprès de nous, la reine a failli tomber, son cheval avait fait un écart. Je t’assure qu’on n'aurait pas dit une reine ! Elle avait une robe bleue tout à fait simple avec une petite toque sur la tête ; elle avait l’air triste. Je ne sais pas si c’est parce qu'elle était à cheval, mais elle paraissait plus petite que sur les images". La correspondance s'égrène jusqu'au mois d'octobre 1918. Le 10 de ce mois, Alphonse fait parvenir cette lettre à son épouse : "Ma chère petite femme... Deux mots des premières lignes où je suis arrivé hier soir à onze heures après avoir fait 15 km. J'étais bien fatigué, mais ça ne m’a pas empêché d’aller prendre la garde. Tu parles d’une vie ! [...] C’est tout de même malheureux de voir que c’est toujours au même de marcher ! Si j’ai le bonheur de m’en tirer, je pourrais dire qu’il m’en auront fait voir cette année. Rien de plus pour aujourd’hui. Pour le moment, je suis en bonne santé et je demande bien à Dieu que ma lettre te trouve de même. Ton mari qui t’aime de tout son cœur et qui t’embrasse bien fort."

Le lendemain, le 11 octobre 1918, Alice envoie une ultime lettre à Alphonse. "Mon cher petit Alphonse. J’ai encore rien reçu ce matin. [...] Je t’assure que je voudrais bien que les lettres viennent car je suis bien en peine de savoir où tu es en ce moment. [...] Je ne vois rien à te dire que je suis en bonne santé et je prie bien Dieu pour que ma lettre te trouve de même. Dans l’attente d’une lettre, reçois, mon cher petit Alphonse, le meilleur baiser de ta petite femme qui t’aime de tout son cœur.

Cette lettre restera sans réponse. 

Alphonse perd la vie après l'explosion d'un obus le 14 octobre 1918, alors qu'il est au repos, un petit mois avant l'armistice.

Alice elle se
 "laissera mourir de chagrin" en 1924.