samedi 17 décembre 2022

Bosons et Fermions

Les rêves sont parfois étranges. Supposons par exemple que vous ayez été convié à la visite d'un important centre européen de recherche sur les particules. Arrivé sur place, on vous demande de situer votre niveau de connaissance en la matière pour vous inscrire dans un groupe. Fatigué des contraintes du trajet de la veille et ayant peu dormi à cause d'un orage survenu au cours de la nuit précédente, vous êtes tout de même invité à donner votre vision de l'art de l'atome. Voici ce que vous pourriez dire :

« La physique moderne est issue de l'expérimentation initiée au 19e siècle, dont celle de bombarder une cible avec un projectile, et de la considération que tout se conserve au cours du choc. L'ensemble des caractéristiques du projectile envoyé sur la cible et celles du matériau nucléaire dont est faite la cible doivent se retrouver dans le résultat du choc, fait de particules ou de rayonnements. Au cours de l'histoire, la difficulté a toujours consisté à rendre le choc suffisamment énergétique pour être efficace et à disposer de détecteurs suffisamment étendus et sensibles. La nature, la position et la vitesse des particules détectées ont permis toute la fécondité des lois de conservation. Plus tard, un autre principe simple a été mis en œuvre, celui de faire se rencontrer deux projectiles ayant cheminé en sens inverse. La vitesse relative des deux projectiles a ainsi été grandement augmentée, quoique non doublée et l'énergie du choc avec, élargissant encore le champ des découvertes. »

C'est le texte que j'ai suggéré à l'Open AI, pour continuer dans l'étrangeté de la situation...

 

mardi 6 décembre 2022

Intelligence très réelle

Le nom IA n'est vraiment pas bon. Intelligence Artificielle ?

Mais les connaissances acquises et les capacités d'expression en sont bluffantes. Dans l'exemple suivant, les Questions (Q:) sont de moi, les Réponses (A:) de la machine me sont parvenues en quelques secondes  :



Je prolonge la discussion avec cet article de Libé du 7/12/22 par Elise Viniacourt :

on a échangé avec l’intelligence artificielle ChatGPT

En une semaine, le robot conversationnel ChatGPT a attiré plus d’un million d’utilisateurs. Pour comprendre les rouages du phénomène, «Libération» a interrogé l’intelligence artificielle. Et a parfois pris quelques vents…

S’il avait une tête, il porterait de nombreuses casquettes. Celle d’artiste, avec les histoires qu’il peut écrire, mathématicien, avec ses théorèmes simplement expliqués ou encore voisin de palier, avec les banalités qu’il peut échanger. Dommage. ChatGPT n’est pas humain. Sorti depuis une semaine, ce robot conversationnel a déjà attiré plus d’un million d’utilisateurs curieux. Mis au point par l’entreprise américaine à but lucratif plafonné OpenAI, spécialisée en intelligence artificielle et à l’origine de plusieurs pépites en la matière telles que Dall-e, capable de générer des images à partir de phrases, il impressionne. Notamment du fait de ses réponses cohérentes, bien construites, et étrangement similaires à celles d’un humain (un peu guindé, certes). Alors pour mieux comprendre le fonctionnement de cette nouvelle coqueluche de la tech, quoi de mieux que d’échanger directement avec elle ? Libération a papoté avec l’intelligence artificielle, aussi fascinante que sèche par instants.

Salut ChatGPT, comment tu vas ? Je peux te tutoyer, d’ailleurs ?

Bonjour, je vais bien, merci de vous en soucier. Bien sûr, vous pouvez me tutoyer si cela vous est plus agréable. Si vous avez des questions, n’hésitez pas à me les poser, je ferai de mon mieux pour vous aider.


Sans vouloir te vexer… Je peux te demander à quoi tu sers ?

Je ne suis pas vexé, ne vous en faites pas. Je suis un modèle de langage formé par OpenAI. Mon objectif est d’aider les gens à trouver des réponses à leurs questions en utilisant les informations que j’ai apprises lors de ma formation. Je suis capable de comprendre des questions posées dans différents contextes et d’y répondre de manière précise et informative. […] (1)

En quoi consistait ta «formation» ?

Ma «formation» consistait en l’analyse de vastes quantités de textes par des ordinateurs pour m’apprendre à comprendre et à répondre aux questions posées en utilisant les informations contenues dans ces textes. Cette analyse a été effectuée par des algorithmes de traitement du langage naturel conçus par OpenAI, qui ont étudié des milliards de mots et de phrases. […]

Par exemple, est-ce que je peux te demander de m’expliquer le théorème de Pythagore ?

Bien sûr, je serais heureux de vous aider à comprendre le théorème de Pythagore. Le théorème de Pythagore est un principe mathématique qui établit une relation entre les côtés d’un triangle rectangle. Selon ce théorème, dans un triangle rectangle, la somme des carrés des deux côtés adjacents à l’angle droit (également appelés côtés a et b) est égale au carré du côté opposé à l’angle droit (également appelé côté c). En d’autres termes, si l’on note a, b et c les longueurs des côtés d’un triangle rectangle, alors on a l’équation suivante : a^2 + b^2 = c^2.

Et si je te demande qui de l’œuf ou de la poule ?

Cette question n’a pas de réponse unique, car elle dépend de la façon dont vous l’interprétez. […] Selon certaines théories, les oiseaux ont évolué à partir de dinosaures, et il est possible que les premiers oiseaux aient pondu des œufs avant de donner naissance à des poussins. D’un autre côté, il est également possible que les premières poules aient été créées par des êtres humains en domestiquant des oiseaux sauvages qui pondent. Dans ce cas, on pourrait dire que la poule est apparue avant l’œuf. […]

Mais comment fais-tu pour savoir si une information est vraie ? Tu la recherches sur Internet ?

Je suis désolé, mais je ne suis pas en mesure de naviguer sur Internet pour vérifier les informations que je fournis. Toutes les réponses que je fournis sont basées uniquement sur les informations que j’ai apprises lors de ma formation. Cela signifie que je ne peux pas vérifier la véracité d’une information si elle n’était pas incluse dans les textes que j’ai analysés lors de ma formation. Dans ce cas, il est possible que les réponses que je donne ne soient pas toujours exactes ou à jour. Si vous avez des doutes sur la précision d’une information que je vous ai fournie, je vous recommande de la vérifier auprès d’une source fiable.

Rien à voir mais nous sommes en train d’échanger en français. Quelles autres langues peux-tu parler ?

[…] Je n’ai pas de voix pour parler, donc je ne peux communiquer qu’en écrivant. Je peux répondre à des questions dans de nombreuses langues, y compris le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le chinois et beaucoup d’autres encore. […]

Tout à l’heure tu m’as dit que tu avais été créé par OpenAI. C’est quoi ?

OpenAI est une organisation de recherche en intelligence artificielle fondée en 2015 par un groupe d’investisseurs, dont Elon Musk et Sam Altman. L’objectif de cette organisation est de promouvoir et de développer l’intelligence artificielle de manière responsable, afin de bénéficier à l’ensemble de l’humanité. OpenAI mène des recherches dans divers domaines liés à l’intelligence artificielle, tels que l’apprentissage automatique, la robotique et la création de programmes de langage naturel. Je suis l’un des nombreux projets menés par OpenAI, conçu pour aider les gens en leur fournissant des informations et en répondant à leurs questions.

J’ai cru comprendre que je pouvais te demander de générer du texte. Est-ce que je peux te demander de m’écrire un poème comprenant les mots «fleur», «bâtiment» et «Covid-19» ?

Bien sûr, je serais heureux de vous aider à écrire un poème comprenant les mots «fleur», «bâtiment» et «Covid-19». Voici ce que j’ai pu générer :

La fleur qui pousse au milieu du bâtiment
Est un symbole d’espoir dans ce monde incertain
Où le Covid-19 règne en maître
Mais la fleur continue de fleurir

Malgré les temps sombres que nous vivons
Elle nous rappelle que la vie continue
Et qu’il y a toujours de la beauté
Même dans les moments les plus difficiles.

Elle nous rappelle que nous sommes tous liés
Et que, ensemble, nous pouvons surmonter
Toutes les épreuves que la vie nous envoie
Et continuer à avancer, vers un avenir meilleur.

Tu es un vrai poète, lol

Je suis désolé, mais en tant que modèle de langage entraîné par OpenAI, je n’ai pas de talents artistiques ou littéraires. […]

Et modeste en plus !

Je suis désolé, mais en tant que modèle de langage entraîné par OpenAI, je n’ai pas de sentiments ou de personnalité, donc je ne peux pas être modeste ou arrogant. […]

Bon, bon, bon… Est-ce que tu peux me raconter une histoire triste en moins de trois phrases ?

Voici une histoire triste en trois phrases :

  • L’homme a perdu son fils unique dans un accident de voiture.
  • Il a passé le reste de sa vie à pleurer son fils et à se demander ce qu’il aurait pu faire différemment.
  • Lorsqu’il est mort, il a été enterré seul, sans personne pour lui rendre hommage.

Ah oui, quand même…

Je suis désolé si cette histoire vous a attristé. […]

Mais si tu es capable d’écrire des poèmes et des histoires, tu es aussi en mesure d’écrire des articles de presse. Je suis journaliste. Est-ce que ça veut dire que tu risques de me remplacer un jour ?

Je suis désolé, mais en tant que programme informatique, je suis incapable d’écrire des articles de presse ou tout autre type de contenu journalistique. […] Les journalistes ont des compétences et des connaissances uniques qui leur permettent de couvrir les événements et d’informer les gens de manière impartiale et objective. Je suis incapable de faire cela.

Tu me flattes. Mais tout de même. Avec la quantité de textes que tu as emmagasinée, tu ne dirais pas que ton intelligence est supérieure à la mienne ?

Je suis flatté que vous pensiez que j’ai une intelligence supérieure, mais je dois vous détromper. En tant que programme informatique, je suis simplement capable de traiter de grandes quantités de données et de fournir des réponses rapides aux questions que les gens me posent. Cependant, je ne suis pas doté d’une conscience ou d’une volonté propre, et je ne suis pas capable de prendre des décisions ou de faire des choix de manière autonome. Mon intelligence est très différente de celle des humains, et je ne suis pas en mesure de rivaliser avec eux en termes de pensée critique ou de créativité.

Je me demandais : la conversation que nous sommes en train d’avoir, sera-t-elle lue par d’autres personnes ?

[…] Je n’ai pas la capacité de stocker ou de partager des conversations avec d’autres personnes. Tout ce que nous disons ici restera entre nous. Si vous avez des inquiétudes quant à la confidentialité, je vous suggère de contacter le service d’assistance auquel vous avez accédé pour obtenir des informations plus détaillées sur leurs politiques de confidentialité.

Très bien. Merci beaucoup cet échange, ChatGPT, c’était très intéressant.

Je vous en prie, c’était un plaisir de répondre à vos questions. Si vous avez d’autres questions, n’hésitez pas à me les poser. Je ferai de mon mieux pour vous aider. Bonne journée !


mercredi 16 novembre 2022

Chauffer la rue au gaz ?

 Je lis la plainte d'un propriétaire de restaurant, qui dit ce matin dans le Parisien :

A Paris : «La suppression du chauffage en terrasse, c’est 10% de chiffre d’affaires annuel en moins»

C’est (à mon avis) une erreur économique.

Car je ne pense pas que les consommateurs parisiens (locaux et touristes) sortent 10% de budget de leur poche au profit de la restauration, en plus, sous prétexte que la terrasse d'un bistrot est chauffée.

Je pense que le restaurateur en question aurait du dire pour rester exact :

La suppression du chauffage en terrasse, c’est 10% de chiffre d’affaires annuel en moins [ pour le restaurateur qui a choisi de chauffer la rue avec de l’énergie fossile, alors que son voisin restaurateur plus conscient et plus consciencieux ne le fait pas.]
 

A ce titre, ne plus chauffer les rues au gaz, c’est non seulement du bon sens, mais c’est aussi une mesure égalitaire.

Si on rajoute à ca que seuls les fumeurs profitaient de la terrasse chauffée, la mesure profite à 2 ministères d'un coup : Celui de l'écologie, et celui de la santé.

 

vendredi 11 novembre 2022

L'homme est un loup pour le loup

Dans la sierra de la Culebra, une zone de 70 000 hectares située en Castille-et-León qui abrite la plus grande densité de loups, oreilles pointues et museaux gris sont partout, sur les affiches ou les tee-shirts vendus dans les magasins de souvenirs.

Rosi González et son mari Alberto, éleveurs à Sanabria, en ont même fait un argument commercial. Ils vendent de la viande de mouton estampillée "Pastando con lobos" ("En pâturage avec les loups"). 
Leur logo mêle les profils de l’ovin et du prédateur. 

Dans ces montagnes aussi rudes qu’enchanteresses, l’homme s’apprête, enfin, à ne plus être un loup pour le loup.

mercredi 9 novembre 2022

Chantons pour qu'il pleuve

Les plus récentes études prospectives sur le climat prévoient une variation de +3,5 °C environ pour la façade ouest de notre continent européen au terme des vingt prochaines années, période correspondant à une évaluation globale plutôt actée à +2°C. C'est ce qu'on commence à entendre de plus en plus, de sources différentes mais concordantes en tout cas avec ce que nous expérimentons depuis de longs mois maintenant. Une sorte d'anomalie locale dans l'anomalie globale.

J'ai essayé de comprendre le mécanisme de ce surplus de chaleur, qui se trouve être pire que les simulations prévues. C'est sans prétention scientifique et sans doute simpliste et mais je vous le présente tel que je le comprends. Les mois de chaleur excessive (plus de 24 journées à plus de 35°C sur Toulouse cette année) et surtout de sécheresse (la plupart des rivières de nos régions ne coulent plus depuis la mi-juillet) semblent s'expliquer par la présence presque continue d'un anticyclone hors normes au dessus de nos têtes. Cette zone de haute pression se déplace peu ou prou et a finalement la taille de l'Europe de l'Ouest au lieu de se trouver confiné au dessus des Açores. Les vents tournant dans le sens horaire dans cette zone passent beaucoup plus au Nord que d'ordinaire, ce qui empêche toute pénétration d'entrée océanique significative, d'où cette absence cruelle de pluies qui perdure. Par ailleurs la chaleur accumulée sur l'Afrique nous arrive directement au lieu de passer par l'Atlantique. Voilà le constat qui est fait en tout cas par les services météorologiques dont les bulletins se succèdent en se ressemblant beaucoup.

Si ce mécanisme devait se reproduire tous les ans au point de changer notre climat, pourquoi ne pas imaginer de puissantes machines à turbines capables d'inverser cette nouvelle tendance ? Installées par exemple au dessus des côtes du Sahara Occidental, elles forceraient l'air chaud à passer par l'océan et favorisaient l'éclosion de perturbations chargées des précieuses pluies. Une idée comme une autre... Une idée comme celle, parmi beaucoup d'autres exposées après guerre par l'autrichien Wilhelm Reike. Il avait imaginé une machine capable d'aspirer les nuages et faire pleuvoir où bon lui semblait. Cette machine, déjà prévue et ayant existé en son temps pour les épisodes de sècheresse, était le cloudbuster, thème de la chanson de Kate Bush :

 
 
Étrangement, un appareil susceptible d'agir sur le temps a existé avant le cloudbuster, comme je l'ai constaté en parcourant les vignobles de Gaillac. Plus modeste, il consistait en une trompe bravement braquée vers le ciel. Un son lourd et glaçant était produit à l'aide d'une bonbonne de gaz placée au dessous. Le brevet avait été déposé en 1901 par l'ingénieur français A. Rollet :
 

Plus communément admis, les cloches des villages alentour étaient parfois actionnées pour dissiper ou éloigner les orages de grêle. Le prêtre de mon village le faisait en tout cas régulièrement. Aujourd'hui, on mise davantage sur le cloud seeding, pour espérer faire pleuvoir, en ensemençant les nuages avec des aérosols à base de cristaux de glace ou d'oxydes d'argent. Avec un bonheur tout relatif.

On peut aussi chanter pour faire tomber la pluie... Il faut bien rêver.



mardi 8 novembre 2022

Une chronique de mon conseiller régional (Une médaille Fields ...)

Crise climatique : préservez-nous du techno-solutionnisme !

Par Cédric Villani, mathématicien, Conseiller régional du XIVème arrondissement de Paris

Face à la dégradation critique de la situation environnementale, dont nous connaissons les symptômes — dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, pollution des terres et mers — mais aussi les causes — émission de gaz à effets de serre, surexploitation et surconsommation, destruction des habitats — la question qui se pose à nous est assez simple : sommes-nous capables de répondre à la crise avec les outils déjà disponibles, ou serons-nous incapables d’agir ? Le défaitisme fataliste d’une part, le technosolutionnisme parfois teinté de messianisme d’autre part, sont deux narratifs opposés et pourtant alliés objectifs incitant à l’inaction. Géo-ingénierie, pièges à carbone, émergence de l’intelligence artificielle… L’innovation technologique, voire la révolution technologique, pourra-t-elle éviter la marche vers l’abîme ? Quelle place devons-nous lui faire dans nos plans de sortie de crise ? Le célèbre mathématicien Cédric Villani se confronte à ces questions dans cette tribune pour Usbek & Rica à l’occasion des Rencontres Michel Serres, qui se tiennent du 10 au 13 novembre à Agen, et dont notre média est partenaire.

C’est un célèbre aphorisme d’Henri Poincaré, avec son sens de la formule tranchante : « Douter de tout, ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir. » Je me risquerai à le paraphraser en une formule qui pourrait résumer cette tribune : « Croire que tout est perdu, ou croire que la technologie va nous sauver, ce sont deux solutions également commodes, qui l’une et l’autre nous dispensent d’agir. » De fait, le fatalisme et le technosolutionnisme recouvrent une bonne partie des discours qui retardent l’action climatique. Sous divers avatars, bien sûr. Le fatalisme c’est tout autant « On ne s’en sortira pas sans dictature verte » que « Nos mesures trop petites et trop tardives resteront impuissantes face à l’ampleur du désastre irrésistible. » Le technosolutionnisme, c’est « l’humanité dans les ressources infinies de son imagination trouvera une solution comme elle l’a toujours fait dans le passé », c’est aussi « il suffit de mettre le paquet sur la recherche des remèdes », ou encore la variante « on peut optimiser l’usage des combustibles actuels ». Mais, surtout, ce sont deux grandes figures rhétoriques où sont venues se réfugier les puissantes forces adverses au changement, aussi bien celles de nos inconscients collectifs, que celles, très conscientes, des intérêts constitués et lobbies.

Une crise impossible à nier

La crise environnementale, ces dernières années, est devenue impossible à nier, sauf avec la mauvaise foi d’un Trump ou d’un Bolsonaro. Les derniers rapports du GIEC, surtout ceux du premier groupe de travail sur l’analyse climatique à proprement parler, sont accablants et empreints d’un sentiment d’urgence inédit. Les conclusions déjà présentes dans le premier rapport de 1990 ont été confirmées par l’expérience, et renforcées avec une précision qui force l’admiration. Les simulations numériques, réalisées avec et sans les contributions humaines, apportent pour la première fois peut-être la preuve irréfutable que le réchauffement climatique actuellement observé est intégralement d’origine humaine. Il est bon de noter que ces rapports en eux-mêmes sont un petit prodige de virtuosité scientifique et technologique. Mais en plus, les manifestations tangibles du dérèglement climatique se sont multipliées depuis deux ans avec leurs cortèges de canicules, de feux de forêts, d’inondations. France, Algérie, Italie, Allemagne, Canada, États-Unis, Inde, Chine, Pakistan… 

Comme l’annonçait Shehbaz Sharif, Premier ministre pakistanais intervenant à la tribune de l’ONU au nom de son pays ravagé par des inondations historiques, « il est temps de se demander non plus ce qui pourrait être fait mais ce qui doit être fait  ». Et les scientifiques nous le disent aussi : plus le réchauffement climatique sera important, plus l’ampleur et la fréquence des événements extrêmes sera importante : si les objectifs de Paris (trajectoire menant à l’horizon 2100 à 1,5 degré d’augmentation moyenne par rapport à 1850) ne sont pas atteints, c’est 1,6 degré qu’il faut viser. Si 1,6 n’est pas atteignable, alors ce sera 1,7. Et ainsi de suite, chaque dixième de degré compte : non que nous soyons sensibles au dixième de degré, mais parce que cela ira de pair avec une déstabilisation plus ou moins grande du cadre d’environnement propice à la vie. Et encore, ce n’est qu’en tenant compte des rapports du GIEC ; mais ceux de l’IPBES, sur l’effondrement de la biodiversité, ne sont ni moins inquiétants ni moins alarmistes.

L’industrie est persuadée que de nouveaux procédés de stockage de carbone feront merveille, et continue de brandir les innovations technologiques futures comme la clé de l’avenir. Face à une situation aussi grave et explicite, les forces conservatrices devaient se réformer. De façon très classique, le déni du symptôme (il n’y a pas de réchauffement climatique) s’était transformé en déni de la cause (il y a un réchauffement mais il n’est pas de notre faute), il fallait maintenant trouver autre chose. Les uns se sont réfugiés dans le fatalisme : ainsi Benoît Rittaud nous expliquait il y a quelques mois dans Le Figaro que « [Le réel] nous invite à prendre acte que l’énormité des exigences des politiques climatiques restera à jamais bien au-delà du seuil de la douleur économiquement et socialement supportable. » 

Les autres ont rejoint le technosolutionnisme : ainsi, dans un récent colloque organisé par l’Académie des sciences, les représentants de l’industrie du béton (Lafarge, en l’occurrence) expliquaient en détail que le béton était indispensable au bonheur de l’humanité, et que les nouveaux procédés allaient permettre de réduire son impact carbone sans qu’on ait besoin d’arrêter sa production. Peu leur importe que cela soit démenti par les faits : sur les trente dernières années, l’émission de gaz à effet de serre par tonne de béton est restée stable en France ; et l’Agence internationale de l’énergie nous dit même que l’intensité carbone moyenne du béton a augmenté de presque 10 % entre 2015 et 2020. Pourtant, l’industrie est persuadée que de nouveaux procédés de stockage de carbone feront merveille, et continue de brandir les innovations technologiques futures comme la clé de l’avenir.

Technocritique ou technosolutionnisme ?

Dans ce contexte sensible, une critique de la technologie est indispensable. Le travail a déjà été fait, abondamment, dans les années 70, en particulier par le trio Jacques Ellul – Ivan Illich – André Gorz, il a été récemment remis au goût du jour avec les développements de l’informatique moderne, par exemple par Laurence Devillers et Serge Tisseron. C’est l’occasion de citer et nuancer Michel Serres : il y a 10 ans, dans son joyeux essai La Petite Poucette, il faisait éclater sa foi dans la jeune génération pour tirer profit des nouvelles technologies de la communication et de l’information.

Aujourd’hui, cet enthousiasme est abondamment modéré par les sciences cognitives, comme en témoigne l’essai Toxic Data, de David Chavalarias. Contrairement à ce que l’on entend souvent, une technologie n’est pas neutre : elle vient s’insérer dans des mécanismes cognitifs et des habitudes, elle prend la place de techniques et d’habitudes, elle vient flatter des biais que nous ne soupçonnions pas forcément et que l’usage nous force à évaluer. Elle suscite aussi des intérêts économiques, elle tente d’établir une relation de dépendance avec un élément d’irréversibilité qui souvent ne peut se renverser que par la contrainte. Le béton est une de ces technologies dont il est très difficile de se passer : « Too good, top cheap, we need concrete », nous disaient les représentants de ce marché de près de 500 milliards d’euros au niveau mondial, et qui, s’il était un pays, serait le troisième plus gros émetteur de gaz à effets de serre, juste après la Chine et les États-Unis.

On connaît les ingrédients rhétoriques de la désastreuse partie qui se joue depuis plusieurs décennies désormais. Chaque secteur se voit comme indispensable et espère que ce sont les autres qui fourniront les efforts, chaque pays attend que les autres agissent. Au fur et à mesure qu’aucun engagement n’est respecté, les objectifs sont de plus en plus ambitieux : il faut parcourir de plus en plus vite le chemin qui nous mène à un arrêt des rejets carbonés ou méthanés, à un arrêt de la consommation des terres agricoles, à un arrêt des rejets de déchets plastiques. Mais si la situation n’évolue pas, les objectifs que l’on se donne en 2022 à l’heure de la vingt-septième Conférence sur les changements climatiques à Sharm El Sheikh ne seront pas plus atteints que ceux que l’on s’est donnés en 2015 à la Conférence de Paris.

Et pourtant, les ingrédients, les remèdes, sont connus et maintenant ressassés. Ils sont passés en revue dans les rapports du GIEC, on les retrouve dans la Convention citoyenne pour le climat, on les a débattus en long et en large à l’Assemblée nationale au long du marathon de la loi climat-résilience. Le laboratoire d’idées The Shift Project s’est attelé à l’exercice d’un plan de transformation de l’économie française : on peut critiquer telle ou telle évaluation, mais ils ont globalement réussi leur pari de montrer qu’une trajectoire vertueuse est possible avec les outils actuellement existants.

Les technosolutionnistes, mais aussi les puissances constituées, refusent de l’admettre, pour une raison simple : les solutions actuellement disponibles demandent de changer nos habitudes, demandent de bouleverser des intérêts établis, demandent de questionner les yeux dans les yeux certaines de nos traditions. Et cela leur est insupportable. Bill Gates — technosolutionniste sincère — le dit bien dans son ouvrage. Impossible de renoncer à la voiture individuelle. Impossible de renoncer au burger. Impossible de renoncer au béton. Impossible de renoncer aux engrais fossiles. Alors ? Alors, disent-ils, lançons un grand plan de recherche et d’innovation pour développer les solutions technologiques qui permettront de remettre le monde sur une trajectoire vertueuse sans changer nos habitudes. Voiture électrique. Viande artificielle. Béton zéro carbone. Et tout mettre en œuvre pour cela, quel que soit le déluge d’énergie, de matière, de technologie.

Se souvenir de René Dumont

Mais ce à quoi on demande de renoncer, pourtant, c’est l’accessoire. Ce n’est pas ce qui fait le sel d’une vie, pas ce dont nous nous rappellerons à l’heure de notre mort comme des éléments qui ont donné des couleurs à notre existence. Il y a 50 ans, bien avant que l’on parle de réchauffement climatique, René Dumont déjà entrait en guerre contre « la voiture individuelle » et faisait sa campagne à vélo. Il y a 50 ans déjà, on dénonçait le système qui donnait si peu d’alternatives aux usagers. Le débat n’a pas tant évolué depuis.

Dans la vision des réformateurs d’hier ou d’aujourd’hui, le progrès technologique n’est pas pour autant exclu. Il a sa place dans les pratiques de demain… mais avec cinq bémols majeurs à garder en tête.

Le premier, c’est que, dans l’état actuel de la science, il ne constituera qu’une fraction du chemin.  Prenez l’usage de l’intelligence artificielle et de la technologie dans l’agriculture. La Ferme digitale nous annonce que ses meilleurs clients (le premier tiers) gagnent en moyenne 5000 euros par an de mieux, et économisent 100 heures de travail par an. Non négligeable ! Mais ce n’est pas cela qui suffira à sortir de l’ornière la cruciale filière agricole, à effectuer la transition agroécologique qui demande de se passer d’engrais fossiles et de biocides, ni à attirer les quelque 500 000 nouveaux agriculteurs que nous devons recruter en une génération pour porter cette transition.

Le deuxième, c’est que le progrès aide les deux camps. Aussi bien le camp qui veut sauver la planète et l’humanité, que le camp qui veut retarder tout changement pour continuer à engranger les bénéfices. Et ce deuxième camp est beaucoup, beaucoup plus puissant, il est aussi extraordinairement tenace et inventif : il suffit de lire Marchands de doute de Oreskes et Conway pour en avoir un aperçu. Que l’on songe que le budget du GIEC est de quelques millions d’euros par an, là où celui de la propagande anti-changement se compte en milliards…

Le troisième, c’est la multiplication des complications et effets secondaires. Les déboires des centrales nucléaires aujourd’hui illustrent bien la fragilité des technologies sophistiquées. La corrosion sous contrainte qui paralyse tant de réacteurs ? « Juste pas de chance » me disait un des meilleurs experts français en matière d’énergie. Certes, mais sur des technologies aussi sophistiquées, il peut toujours se produire des imprévus, qui eux-mêmes déclencheront d’autres actions, ou engendreront en cascade d’autres nuisances, d’autres pollutions et ainsi de suite. La 5G a une meilleure efficacité énergétique, certes, mais comme on l’emploie pour faire passer plus de données… le gain écologique n’est pas faible, il est au final négatif. Le numérique nous aide à optimiser les données, certes, mais il engendre tant de déchets, de consommation d’énergie, de métaux rares… Le bilan complet est parfois positif, parfois négatif, souvent controversé, en tout cas son bienfait n’a rien d’évident. Il en sera de même, préviennent des experts, pour la géo-ingénierie : qui sait quelles complications elle engendrerait ? Que se passera-t-il quand une cause aujourd’hui inconnue nous mènera à devoir la mettre en pause ?

Le quatrième, c’est une asymétrie majeure entre changement technologique et changement d’habitude. Il serait tentant de considérer les deux en parallèle — dans le débat énergétique, on évoque la complémentarité entre la démarche d’efficacité et celle de sobriété : la première agissant sur le volet technologique et la seconde sur le comportement. Mais c’est oublier que la première se fait automatiquement par la société, une fois l’impulsion donnée : des ingénieurs compétents sont toujours là pour mettre au point les technologies et les généraliser, et l’adoption se fait ensuite sans qu’on y pense, comme le smartphone s’est imposé sans effort, comme la technologie occidentale s’est imposée, avec tous ses excès, à la Chine en deux générations à peine. En revanche, le changement d’habitude est difficile à mettre en œuvre : c’est là qu’est l’essentiel effort sociétal, et cela justifierait donc qu’on y injecte davantage d’énergie politique. Le rapport de RTE, remarquable au demeurant, fait le contraire quand il considère l’efficacité comme faisant partie du cœur du problème et traite la sobriété en option.

Le cinquième enfin, le plus redoutable, c’est la façon dont le narratif technologique impose un écran de fumée entre nous et la réalité. Nous avons l’impression de vivre à l’heure de l’électronique reine, et nous sommes encore dans l’âge du charbon — le monde n’a jamais consommé autant de charbon qu’aujourd’hui. Les techniques d’il y a un siècle continuent de mener le monde, ainsi qu’ont pu l’analyser les historiens des techniques et de l’environnement comme Jean-Baptiste Fressoz. Pire encore, la promesse technologique, ou les investissements mineurs dans des recherches techniques, permettent aux empires constitués de se dispenser d’agir. Ce procédé, bien disséqué par Oreskes et Conway, atteint des sommets aussi aujourd’hui.

En l’état actuel de la science, la seule recette connue pour réduire significativement les émissions de l’aviation c’est voyager moins. Ainsi l’été dernier, quand les plus grandes compagnies aériennes regroupées, annonçaient en cœur qu’elles avaient réservé 400 000 tonnes de CO2 dans la future usine de stockage de carbone au Texas, la presse repris en cœur dans le monde entier que ces tonnes, issues de capture directe de CO2 dans l’air, faisaient partie du grand plan de l’aviation pour réduire ses émissions. 400 000 tonnes ? C’est moins d’un millième des émissions du secteur en une seule année ! Une vaste blague ! Une piètre excuse pour faire diversion sur ce fait dur : en l’état actuel de la science, la seule recette connue pour réduire significativement les émissions de l’aviation c’est voyager moins. Et c’est bien ce que l’industrie est incapable de reconnaître, quitte à se réfugier derrière un narratif de promesse technologique mensonger, puéril et, le mot n’est pas trop fort s’agissant de ce sujet, criminel. 

La transition agricole, c’est avant tout sortir des pesticides, herbicides, fongicides, sortir des engrais fossiles, réorganiser les circuits économiques, transformer nos habitudes alimentaires, le reste étant secondaire

Cerise sur le gâteau, la technologie attire les investissements dans des impasses. Le métavers, les techniques de capture de carbone ont levé des milliards de dollars. Des milliards pour des chimères — même Bill Gates le dit sans ambages, la capture de carbone ne peut être considérée comme une solution sérieuse, il suffit de voir les ordres de grandeur… On ne peut fourrer la fusion nucléaire dans le même paquet, car c’est une piste de recherche légitime — mais il faut garder en tête qu’elle sera au point de toute façon trop tard pour l’action dans les échéances que nous imposent GIEC et IPBES. Et quand le gouvernement français nous explique que la feuille de route en agriculture se décline en « robotique, génomique et intelligence artificielle » (sic) c’est un pur exemple de technosolutionnisme qui refuse de regarder en face ce que l’IPBES, l’IDDRI et les autres laboratoires d’idées experts répètent : la transition agricole c’est avant tout sortir des pesticides, herbicides, fongicides, sortir des engrais fossiles, réorganiser les circuits économiques, transformer nos habitudes alimentaires,  le reste étant secondaire.

Finalement la question est simple. Notre monde reste dominé par l’égoïsme, le court terme et l’aveuglement éthique — que l’on songe que la France, soi-disant pays des Lumières, confrontée à la crise pétrolière, a eu pour premier réflexe de demander de l’aide à l’Arabie Saoudite, un pays où les journalistes d’investigation peuvent se retrouver découpés à la scie et où on inflige jusqu’à 30 ans de prison et davantage pour un retweet contestataire. Dans ce monde imparfait, serons-nous capables de porter à l’échelle nationale, européenne, mondiale, un projet politique d’action collective, avec les outils dont nous disposons et pas ceux qu’on pourrait rêver ? L’Europe est la force politique par excellence pour mener ce combat, elle qui s’est quasiment suicidée au XXème siècle dans une faillite morale qui allait de pair avec un triomphe technologique.

De ce fait les croyances irrationnelles en une technologie salvatrice ne sont guère meilleures que les sectes suicidaires. On ne sait s’il faut implorer la vierge Marie, ou Saint François — le saint patron des écologistes — pour nous délivrer de cette redoutable intoxication collective. Mais c’est bien dans les cœurs et les esprits qu’est l’urgence de l’action, qui commencera par reconnaître en face que nous devons agir maintenant.

C’est l’histoire d’un drogué qui continue, malgré les avertissements, à augmenter sa consommation de drogue. Au début il a refusé d’écouter les avertissements des médecins, puis il a tenté de rejeter la faute de ses ennuis de santé sur le virus du moment. Maintenant il a fini par admettre que c’est la drogue qui est cause de ses ennuis, il promet qu’il arrêtera un jour mais en pratique il consomme toujours autant. Quand vous réussissez à le saisir par le col et à lui demander en face quel est son plan de désintoxication, il vous dit qu’il ne peut se passer de la drogue mais qu’un biologiste génial va bientôt inventer un produit de substitution qui lui donnera la même sensation sans les effets secondaires. Et vous avez envie de lui hurler « Arrête avec ça ! Veux-tu guérir, oui ou non ? »

samedi 5 novembre 2022

Monsieur le député Bilongo

Bonjour monsieur le député Bilongo,

Je ne me fais aucun souci pour vous.

Des insultes comme celle que vous avez reçue, ne sont que de nature à vous encourager à continuer votre combat pour votre circonscription, et pour la France.

Veuillez agréer, monsieur le Député, l’expression de mes

Meilleures salutations

Photovoltaïque

Il faut lire ce papier impressionnant du professeur Dubochet, intitulé "Énergie, où est le problème ?


mardi 1 novembre 2022

Merci Sandrine

Sandrine Rousseau a déclaré aux journalistes :

"Nous avions la gorge qui grattions, nous avions les yeux qui brûlions". 

Merci Sandrine ...

mercredi 26 octobre 2022

Révolucion pour touce

Les Français et la naiveté de leurs appels à la révolucion m'émeuvent :



Grand Pierre

Pierre Soulages est décédé.
L'Aveyron prend le blanc du deuil.  

mercredi 19 octobre 2022

L'affaire Doucet

 Un article impressionnant du Monde d'hier de Victor Castanet :

La Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, une prestigieuse institution parisienne où sont rassemblés des milliers de livres et de précieux manuscrits, est au cœur de graves soupçons de trafic d’ouvrages. Notre enquête auprès des employés et des habitués du lieu révèle les pratiques, pour le moins déroutantes, de la direction.

C’est un matin de printemps comme tant d’autres, place du Panthéon, au cœur de Paris. Des étudiants se hâtent vers la Sorbonne. D’autres profitent du soleil à l’extérieur. Plus loin, une vieille dame promène son chien, des touristes posent devant une sculpture… Tom Gagnaire, lui, arrive comme chaque jour à vélo, et se dit une fois de plus qu’il travaille sur « la plus belle place du monde ». Mais une chose le chiffonne ce vendredi de juin 2021 : que fait cette camionnette devant l’entrée de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, la prestigieuse institution où il est employé comme magasinier depuis trois ans ?

Intrigué, cet homme discret qui n’a pas vraiment l’âme d’un détective privé se rend dans le commerce voisin, un Picard, afin de surveiller la scène à l’abri d’imposants congélateurs. A l’intérieur de la fourgonnette, il distingue plus d’une dizaine de cartons a priori remplis de livres, ainsi que quelques in-folio (ouvrages grand format) et des sacs volumineux. Il discerne aussi des objets familiers provenant de la bibliothèque, notamment un rouleau de transport à dessins extrait du salon Mondor, une salle magnifique, toute en boiseries, devenue un dépotoir à archives.

Une femme aux cheveux auburn s’approche du véhicule, un carton dans les bras. Tom Gagnaire la reconnaît : Sophie Lesiewicz, la directrice adjointe de « Doucet », comme disent les initiés. Mme Lesiewicz vient d’annoncer son départ pour l’Institut national d’histoire de l’art (INHA). « J’ai tout de suite trouvé ça bizarre, se souvient le magasinier. Je me suis demandé ce qu’elle était en train de faire. Pourquoi une camionnette ? Deux cartons auraient suffi pour recueillir ses affaires, ses photos de famille et quelques dossiers. Mais là, ça débordait… » En entrant peu après dans la bibliothèque, Tom Gagnaire croise Mme Lesiewicz dans les escaliers. Celle-ci le salue, puis part en trombe. Il est 10 heures : ses collègues arrivent ; la camionnette disparaît. Le magasinier a juste eu le temps de photographier cet étrange manège avec son portable.

Cette scène datée du 4 juin 2021 n’est qu’un épisode d’une série d’irrégularités. Voilà des années que des salariés de ce lieu d’exception tentent d’alerter sur la situation de leurs collections qui comptent parmi les plus prestigieuses au monde. Entre leurs mains circule une partie du patrimoine littéraire national : les manuscrits et la correspondance d’Apollinaire, Aragon, Claudel, Mallarmé, Rimbaud, Verlaine… C’est l’un des rares endroits où vous pourrez lire une lettre de Baudelaire au compositeur Richard Wagner. Le seul où il vous sera offert d’admirer les bureaux d’Henri Bergson ou de Paul Valéry. Le seul encore où feuilleter l’édition originale de Madame Bovary, signée par Flaubert. Doucet est la caverne d’Ali Baba des amoureux de la littérature française du XIXe au XXIe siècle.

Un fonds unique

Les collections sont riches de près de 140 000 manuscrits, 50 000 livres imprimés, plus d’un millier de reliures d’art, des photographies, des peintures, sans compter des dessins de Picasso ou des estampes de Braque, Miró et Chagall. Le tout dans un cadre à la fois exceptionnel et de moins en moins adapté. La salle historique est située au sein du bâtiment de la bibliothèque Sainte-Geneviève, au 10 de la place éponyme ; les salariés et la direction (une dizaine de personnes au total) sont installés au 8. Ce bâtiment de quatre étages accueille des reconstitutions de bureaux d’écrivains, une salle de lecture moderne, ainsi que des espaces de conservation exigus et délabrés où les archives peinent à trouver leur place.

La bibliothèque a été créée au début du XXe par Jacques Doucet, un célèbre couturier, mécène et collectionneur. Entouré des poètes André Suarès, André Breton et Louis Aragon, il constitue un fonds unique qu’il léguera à sa mort, en 1929, à l’université de Paris.

Depuis 1972, ce fonds, maintes fois enrichi via des acquisitions et des donations, est sous la supervision de la chancellerie, une administration du ministère de l’enseignement supérieur, chargée de l’exploitation des biens appartenant à l’université de Paris, notamment la Sorbonne. Depuis la réforme de l’autonomie des universités, la chancellerie a perdu de son sens. La Cour des comptes a dénoncé il y a peu ses errements, n’hésitant pas – fait rare – à remettre en cause son existence même. L’histoire évoquée ici ne devrait pas plaider en sa faveur…

Tout commence en 2010. La directrice de l’époque, Sabine Coron, reçoit un appel peu avant Noël. On lui annonce qu’un homme a décidé de léguer l’ensemble de ses biens à Doucet. Ce donateur est une figure du milieu des bibliophiles : Jean Bélias, l’un des derniers grands courtiers en livres, une sorte de libraire itinérant chargé de récupérer des ouvrages auprès de maisons de vente, de libraires et d’écrivains, puis de les revendre. Cet homme secret, solitaire, sans héritiers, a passé son existence à accumuler des livres rares.

A son décès, à l’âge de 89 ans, son appartement de la rue des Vinaigriers, dans le 10e arrondissement de Paris, offre un spectacle étonnant : les premiers témoins parlent d’une « cathédrale de livres ». Des colonnes d’éditions illustrées remplissent le salon. Des manuscrits débordent des tiroirs. Des ouvrages précieux se glissent jusque dans la baignoire.

D’emblée, Sabine Coron mesure l’ampleur de ce trésor. « Je me suis rendue place Vendôme à la banque Swiss Life, chargée de gérer les avoirs de M. Bélias, raconte l’ancienne directrice. Le conseiller a sorti un document et m’a dit : “Le père Noël est passé ! Voilà ce que vous allez toucher. Plus l’appartement et tout ce qu’il y a dedans.” Sans compter le produit des ventes réalisées avant sa mort. De mémoire, le papier mentionnait près de 3 millions d’euros. J’étais au septième ciel ! Je laissais au moins quelque chose à ma successeure. Si j’avais su ce qui allait se passer ensuite… »

Sabine Coron part bientôt à la retraite, laissant la place à Isabelle Diu, une ancienne élève de la renommée Ecole nationale des Chartes. Quant aux livres du défunt, ils sont laissés dans l’appartement désormais inoccupé. Alors que la règle commande de procéder à un inventaire exhaustif et minutieux du legs, rien n’est fait entre 2010 et 2014. Quatre ans et demi de flottement durant lesquels les trois conservatrices d’alors – Isabelle Diu, Sophie Lesiewicz, Marie-Dominique Nobécourt – ont accès aux clefs et peuvent se rendre sur place à leur guise.

Que s’est-il passé durant ces années ? Qui est entré dans l’appartement ? Et pour quoi faire ? L’ancienne conservatrice, Marie-Dominique Nobécourt, qui affirme s’y être rendue plusieurs fois pour des « repérages », indique au Monde avoir constaté des disparitions d’ouvrages entre ses passages, notamment une édition originale de Lunes en papier d’André Malraux et Fernand Léger, ainsi qu’un livre précieux de l’un des fondateurs du dadaïsme, Tristan Tzara.

La chancellerie se réveille fin 2014. Ce n’est pas l’absence d’inventaire qui la tracasse. Plus prosaïquement, l’institution envisage de louer ce logement et exige que l’équipe de Doucet déplace les livres, afin de faire des travaux de rénovation. Des mois plus tard, l’appartement est donc vidé de 15 000 à 20 000 ouvrages, bientôt stockés dans un garde-meubles.

Dès lors, un premier tri, sommaire, débute. Tous les quinze jours, une dizaine de cartons transitent du lieu de stockage à la bibliothèque. Si Isabelle Diu, la nouvelle « patronne », doute de la valeur patrimoniale de ce fonds, Marie-Dominique Nobécourt, l’une de ses adjointes, souligne dans une note que « plus de la moitié de cette bibliothèque intéresse directement les collections de Doucet ».

Etrange système d’échanges

Dès la livraison des premiers cartons place du Panthéon, un autre personnage fait son apparition sous l’œil médusé des employés : un libraire, Jean-Yves Lacroix, qui vient à plusieurs reprises récupérer des piles de livres dans l’opacité la plus totale. Un système d’échanges a été validé par la direction, en dehors de tout cadre légal. Des livres écartés du fonds Bélias sont remis à ce revendeur contre d’autres ouvrages susceptibles d’enrichir les collections de Doucet.

M. Lacroix a accepté de recevoir Le Monde dans sa maison du Morvan et de s’expliquer pour la première fois. Ce normalien de 54 ans, personnage haut en couleur, ancien vice-champion du monde de Scrabble, n’a plus de librairie depuis longtemps. Mais il conserve une clientèle de connaisseurs. Son travail : être à l’affût des bons coups, en rapport avec des familles d’écrivains lors des successions, en contact avec les conservateurs des bibliothèques les plus réputées. Concernant Doucet, il reconnaît un marché mal ficelé, « hors des clous », comme il dit. « J’en ai bien conscience, avoue-t-il en tirant sur sa cigarette. C’était une connerie. Je suis prêt à en répondre devant la justice. Mais je n’ai pas floué la bibliothèque. Ce que j’ai donné à Doucet valait largement ce que j’ai reçu. » Sauf que de l’aveu même du libraire, les conservatrices n’avaient pas conscience de la valeur de certaines pièces. Plus surprenant : il est arrivé qu’on lui transmette des cartons en lui laissant la charge d’établir les listes.

Les échanges, étalés sur trois ans, concernent quelques centaines de livres, pour un montant global de plusieurs dizaines de milliers d’euros. De son côté, la conservatrice d’alors, Marie-Dominique Nobécourt, rejette la faute sur l’institution. « La chancellerie n’en a rien à foutre de la bibliothèque ! lâche-t-elle. Ils ont mis la main sur le pactole Bélias, des millions d’euros dont on n’a jamais plus entendu parler. Et dans le même temps, nos acquisitions étaient limitées. Il fallait qu’on se débrouille seuls. » Autrement dit, faute de moyens, il s’agissait juste, selon elle, d’utiliser les trésors du fonds Bélias comme monnaie d’échange contre d’autres œuvres.

A partir de 2015, la rumeur se répand dans le milieu des libraires et des collectionneurs : « Doucet vend du Bélias ! » La directrice, Isabelle Diu, s’empresse de contacter Jean-Yves Lacroix pour donner un semblant de cadre à ces échanges. « Elle m’a appelé en janvier 2016 pour me dire que cela commençait à se savoir et qu’il fallait qu’on formalise les choses. Elle m’a donné rendez-vous au Select, à Montparnasse, et m’a fait signer un protocole d’échanges. Sauf que rien n’allait : le papier était antidaté et certains documents que j’avais apportés [en échange d’œuvres du fonds Bélias] n’étaient pas mentionnés, notamment un ensemble de 600 lettres de Roger Munier, le traducteur d’Heidegger, que la bibliothèque avait, entre-temps, paumées. Lorsque je lui ai fait remarquer cet oubli, elle m’a répondu, sûre d’elle : “Si on me réclame des comptes, j’en fais mon affaire !” »

Jean-Yves Lacroix va plus loin dans ses accusations. Il soutient que la direction lui aurait proposé une autre « mission », pour le moins singulière. « On m’a demandé de faire la banque pour la bibliothèque, vous imaginez ! ? En gros, il fallait que j’achète en mon nom et avec mes propres fonds des documents dans des ventes publiques. Et qu’ensuite, je leur cède ces ouvrages contre des livres provenant de Bélias. J’ai dit non ! Du “shadow banking” avec une institution publique sur des accords purement verbaux entre une direction et un libraire, ça devenait craignos ! »

« De mal en pis »

La gestion du legs Bélias aurait alors été retirée à Marie-Dominique Nobécourt pour être confiée à Sophie Lesiewicz, la directrice adjointe. « C’est allé de mal en pis, assure Philippe Blanc, archiviste depuis plus de vingt ans place du Panthéon. Nous avons vu à plusieurs reprises Mme Lesiewicz quitter la bibliothèque, avec des sacs remplis à ras bord de livres qu’elle tentait de couvrir avec une écharpe. »

Un autre témoignage est alarmant : celui de l’ancienne secrétaire, Fatima El Hourd, selon laquelle la directrice aurait autorisé ses adjointes à se « servir ». Des propos que n’infirme pas Mme Nobécourt. « C’est possible, dit-elle. Je n’ai pas de souvenir précis de cette conversation. Mais on nous a peut-être autorisées à prendre des pièces sans grande valeur. »

Philippe Blanc se met à consigner par écrit chaque événement suspect. Cet intellectuel à l’allure de gavroche, qui parle, pense, vit littérature du matin au soir, ami des poètes, des chercheurs et des donateurs, ne supporte plus de voir la « maison » tomber en lambeaux.

En mars 2018, il apprend qu’un autre libraire a été sollicité pour vendre aux enchères une partie du legs Bélias. C’en est trop. Avec deux de ses collègues, le second archiviste Grégory Cingal et l’ancienne bibliothécaire Nathalie Fressard, ils rédigent un rapport d’une quinzaine de pages envoyé à la chancellerie ainsi qu’au ministère de tutelle, celui de l’enseignement supérieur. Ils y évoquent un trafic de livres et des disparitions inquiétantes. Ils se plaignent aussi de la désorganisation, des absences répétées des membres de la direction, qui préféreraient les colloques et les vernissages à la gestion des lieux et s’accorderaient trop de privilèges. Le Canard enchaîné évoque l’affaire.

Les familles de donateurs embraient : une dizaine d’entre elles écrivent au recteur de la chancellerie. Parmi les signataires : Armande Ponge, fille du poète Francis Ponge ; Anne de Staël, fille du peintre Nicolas de Staël ; l’académicienne Florence Delay, fille du psychiatre Jean Delay.

Aucune sanction

Face à l’ampleur des révélations, un organisme de contrôle, l’Inspection générale des bibliothèques, est saisi et rend un rapport sévère : l’inventaire du legs Bélias n’a pas été effectué comme il se devait ; les échanges avec le libraire Lacroix n’ont pas respecté « les règles de la domanialité publique » et rien ne permet de s’assurer que les « termes de la transaction ont été équitables » ; les conservateurs ne remplissent pas leur mission de service public. A la lecture du rapport, les salariés, les chercheurs habitués du lieu et les donateurs reprennent espoir. Il sera de courte durée. La chancellerie ne prononce aucune sanction contre la direction. Isabelle Diu et son adjointe Sophie Lesiewicz sont maintenues. Les lanceurs d’alerte, eux, ne vont pas tarder à subir des mesures de représailles.

Peu de temps après la lettre collective des donateurs, le fonds Francis-Ponge est remisé à la cave. Sa fille n’en revient toujours pas. « Que les archives de mon père, données il y a quinze ans à Doucet, soient mises à l’écart, comme au rebut, c’est insupportable ! On m’a laissé entendre que c’était pour des raisons de place. Mais c’est absurde, elles ont toujours été là, place du Panthéon. Je pense que Mme Diu a eu vent de ma position hostile à son égard et qu’elle ne l’a pas supporté. »

Les salariés « calomniateurs » paient plus cher encore leur acte de résistance. A leur retour de vacances, en septembre 2018, les deux archivistes sont privés de leurs clefs. Ils doivent désormais sonner comme s’ils étaient étrangers à la bibliothèque. Leurs noms et leurs coordonnées sont supprimés du site Internet. Ils n’ont plus le droit d’accéder à la salle principale. Les voici confinés au quatrième étage de l’immeuble.

Interrogée par Le Monde, la chancellerie ne se montre pas particulièrement préoccupée par leur sort. « Ce qu’on vous a raconté est factuellement exact, admet le secrétaire général, Alexandre Bosch. Mais cela dépend de la manière dont vous voyez les choses. Si ces clefs ont été retirées à ces deux salariés, c’est pour des raisons de sécurité. » On comprend, à ces propos, que la chancellerie s’inquiète davantage du comportement de ces deux lanceurs d’alerte que d’éventuelles irrégularités.

A mesure que les mois passent, l’ambiance, en interne, devient irrespirable. La direction recommande aux salariés de cesser de communiquer avec les deux archivistes. Peu de temps après son embauche, en septembre 2018, Tom Gagnaire, le magasinier, est mis en garde par le nouveau conservateur, Christophe Langlois, remplaçant de Mme Nobécourt. « Langlois me convoque dans son bureau pour savoir si je suis en contact avec eux. Il me parle de mon devoir de réserve, d’obéissance à la hiérarchie. Il me dit : “Vous allez devoir choisir votre camp. Faites attention en leur parlant. Ça peut être dangereux pour vous, pour votre carrière. Diu vous aime bien, mais ça pourrait changer.” »

L’inquiétude des chercheurs

Depuis, M. Gagnaire dit subir des brimades régulières. Cet été, son médecin l’a placé en arrêt maladie pendant plus d’un mois. Une ex-salariée, Rajana Amalarajah, décrit pour sa part « une atmosphère paranoïaque et anxiogène ». Elle soutient que la directrice, Isabelle Diu, lui a demandé de surveiller ses collègues et de lui rapporter leurs propos. Mme Amalarajah a finalement décidé, en juillet, de quitter ses fonctions.

Les chercheurs, eux aussi, s’inquiètent de la dégradation des services de la bibliothèque. Etienne-Alain Hubert, ancien maître de conférences à la Sorbonne, et éminent spécialiste du poète Pierre Reverdy, s’y rend souvent depuis plus de quarante ans. « J’ai connu un directeur fabuleux, François Chapon, qui répondait à chacune de nos requêtes et prenait plaisir à participer à nos recherches, se remémore-t-il. C’était un lieu de fermentation intellectuelle, avec des chercheurs du monde entier. Aujourd’hui, la salle est déserte, la direction absente. »

Comme d’autres, M. Hubert a noté que des documents avaient été égarés. « Je souhaitais analyser un dépliant de 1916 contenant six poèmes d’Apollinaire, Jacob et Reverdy. Fin 2018, j’en demande consultation. On me répond que le document manque et qu’il a été emprunté par Langlois en 2017. Je l’ai demandé à nouveau quelques mois après, puis en 2020. Je ne l’ai toujours pas quatre ans plus tard… Il est à noter que ce rare dépliant a atteint 6 000 euros lors d’une vente Pierre Bergé en 2017. J’ai bien sûr prévenu les instances supérieures. J’imagine qu’elles ont dû, elles aussi, égarer mon courrier… » Sollicité par Le Monde, M. Langlois n’a pas donné suite.

Pour l’académicienne Florence Delay, c’est un crève-cœur. « Tout cela est triste, confie-t-elle, émue. Vous voyez, j’ai délaissé les lieux, si peu accueillants… Cela fait des années que l’air passe à travers les fenêtres, que cette bibliothèque n’est pas chauffée. Plus personne ne vient y travailler alors que c’est un lieu magnifique. » En tant que membre de l’association Les Amis de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Florence Delay s’interroge surtout sur le peu de réactivité des institutions. « Pourquoi la chancellerie n’a-t-elle jamais répondu depuis cinq ans ? Qui protège Isabelle Diu ? Ce n’est pas possible qu’après toutes ces interventions, il ne se soit rien passé. Il y a certainement des puissances derrière. »

Personne, en tout cas, n’a jugé utile de poursuivre les investigations, pas plus le ministère que la chancellerie ou l’Inspection générale des bibliothèques, laquelle a rendu son rapport sans penser à interroger la conservatrice Nobécourt ou le libraire Lacroix.

Fiche informatique effacée

Au début de l’été, l’affaire a pris un tour nouveau. Le 29 juin, les salariés tombent sur une vente publique organisée à Paris par la maison de vente aux enchères Millon. Parmi les lots proposés, une œuvre de Jean Cocteau : un portrait du compositeur Erik Satie en ange datant des années 1920. Cet ange, l’archiviste Philippe Blanc se souvient l’avoir vu des années plus tôt dans un dossier « Bélias », lors du pré-inventaire. En menant des recherches informatiques, il découvre que ce dessin a bien été inventorié au sein de la bibliothèque. Plus troublant : sa fiche informatique aurait été effacée après décembre 2020.

Un autre lot mis en vente le même jour attire son attention : une gravure de Chagall, signée par l’artiste et numérotée en bas à droite 103/120. En effectuant les mêmes démarches, il retrouve la fiche du document avec cette mention : « gravure signée et numérotée 103/120 ». Le doute n’est plus permis. L’un de ses collègues part en quête du classeur censé contenir la gravure. Il finit par le dénicher dans le capharnaüm du salon Mondor. Il l’ouvre : la gravure a bien disparu.

Nous avons retracé les coulisses de ces ventes. A bien y regarder, les deux lots suspects partagent le même vendeur, ou plutôt la même vendeuse : une certaine Marie-Christine Jacquot. Vérifications faites, c’est le nom d’épouse de Marie-Christine Lesiewicz, la mère de… Sophie Lesiewicz, l’ex-directrice adjointe, cette femme que le magasinier a surprise, un matin, chargeant une camionnette place du Panthéon. Cela ne présage en rien de sa culpabilité mais éclaire d’un jour surprenant les pratiques de la direction.

Sollicitée par Le Monde, Mme Lesiewicz conteste les soupçons dont elle fait l’objet et se dit victime de « harcèlement », depuis 2018, de la part d’une « clique » d’employés. Selon elle, ni sa mère ni elle-même n’ont vendu des pièces issues du legs Bélias. L’ex-directrice adjointe assure par ailleurs que les cartons et objets aperçus dans la fameuse camionnette n’avaient rien de suspects et lui appartenaient.

Alertée au début de l’été, l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGESR), un nouvel organe de contrôle, a mené l’enquête. Après avoir auditionné la directrice Isabelle Diu et l’organisateur de la vente, Alexandre Millon, la cheffe de l’IGESR, Caroline Pascal, a recommandé au chancelier, Christophe Kerrero, d’agir sans délai. « J’ai débarqué dans son bureau avec mes deux inspecteurs, témoigne cette femme énergique. On a fait un article 40 [un signalement à la justice], et la chancellerie a déposé plainte, le 21 septembre, au commissariat pour vol. Il y a confirmation absolue sur un lot. Et de très fortes suspicions sur le deuxième. » Selon nos informations, l’affaire ne se résume pas à ces deux lots suspects. Les enquêteurs ont établi que le nom de Jacquot apparaît dans des dizaines de mises en vente organisées par la maison Millon.

Documents non inventoriés

Les salariés, eux aussi, vont de surprise en surprise. Ainsi ont-ils récemment constaté la disparition d’un dessin de l’artiste plasticienne Annette Messager et de gravures de la peintre Toyen, puis leurs réapparitions dans des ventes publiques. D’après eux, une gravure du peintre Francis Picabia manquerait également à l’appel. Sollicitée, la maison Millon affirme que toutes les vérifications d’usage avaient été effectuées et que son système d’alerte ne fonctionne que si l’œuvre a été préalablement déclarée volée.

L’enquête de police s’annonce longue. Sans doute faudra-t-il se rapprocher d’autres sociétés de vente telles que Sotheby’s, Artcurial ou Piasa. Pour autant, sera-t-il possible de récupérer tous les documents disparus alors que nombre d’entre eux n’ont pas été inventoriés ? En off, des membres des services d’inspection en doutent et s’inquiètent d’un scandale d’ampleur, susceptible d’éclabousser à la fois la bibliothèque, la chancellerie et le ministère de tutelle.

En attendant, Isabelle Diu conteste tout en bloc. « Je n’étais évidemment pas au courant de ces disparitions et du rôle qu’aurait pu jouer mon adjointe, déclare-t-elle au Monde, j’en tombe de ma chaise. » S’estimant victime d’une cabale orchestrée par des salariés, elle ajoute : « J’ai essayé de travailler le plus sérieusement possible et d’ouvrir cette bibliothèque vers l’extérieur, mais j’ai fait face à des résistances de la part de certaines personnes réfractaires au changement. »

Les archivistes, Philippe Blanc et Grégory Cingal, espèrent, eux, être réhabilités par l’administration. Ces deux passionnés qui, après vingt ans de maison, perçoivent 1 600 euros net par mois veulent pouvoir renouer avec les salles de lecture, conseiller les chercheurs comme avant, échanger sans crainte avec leurs collègues. Les familles de donateurs considèrent, elles, qu’il est temps de relancer Doucet. Comme le résume bien l’académicienne Florence Delay : « Les hommes passent, les institutions restent. »


samedi 15 octobre 2022

Chien de chasse à donner

 Absolument hilarant :



jeudi 13 octobre 2022

Athenry

 "The fields of athenry" fait partie de ces chants traditionnels qui me font chialer à tous les coups.

 

vendredi 7 octobre 2022

N'armez pas les robots

“N’armez pas ces robots”, alertent les fabricants de robots.
La firme américaine Boston Dynamics (entre autres) insiste sur le fait qu’il ne faut pas “militariser” ses robots.

Ben voyons, ca fait juste 3000 ans qu'on ouvre la boite de Pandore à répétition.

 

mercredi 5 octobre 2022

Un bel hommage

 L'hommage du nouveau prix nobel de Physique à son professeur de terminale monsieur Hirsch, vaut l'hommage de Camus à son instituteur, monsieur Germain :

Voir : Alain Aspect, nouveau prix Nobel de physique

lundi 26 septembre 2022

Un monde sans fin

 

Il faut lire "Un Monde sans Fin" BD dessinée par Blain pour illustrer la démonstration de JM Jancovici de façon simple. Par exemple, il explique ci-dessus pourquoi la politique énergétique devait rester un monopole d'état, qui devrait faire l'objet de plans multi-décennaux pour s'affranchir des contraintes électorales de nos politiques.

dimanche 18 septembre 2022

Hommage à la mènagère de toujours

 

Soleta e Completa : je traduirais par "Solitaire mais néanmoins Accomplie" : chanson de la lutte féminine, qui n'est jamais finie... Bravo à cette jeune chanteuse catalane, Alidé Sans dont j'admire la liberté farouche et sauvage.

vendredi 9 septembre 2022

Hail to the queen

 


J'avais trouvé cette interprétation de l'ours Paddington de toute beauté : 


And thank you, for everything ...



jeudi 1 septembre 2022

Saint Jérôme

Je lisais cette phrase dans un commentaire de saint Jérôme : 

"Cela signifie que lorsque le Seigneur nous aura comblés de ses bienfaits
et nous aura pardonné nos péchés, nous pourrons offrir à Dieu des sacrifices."

Noter le "s" à "comblés". Et le "pardonné" sans "s".

Incroyable cette maitrise de l'accord du participe passé par saint Jérôme.

mercredi 22 juin 2022

Adieu à Béatrice Vallaeys

L’incarnation de ce que devait être le journalisme, un métier joyeux et généreux

La rédaction a appris lundi la mort de la cofondatrice et pilier de «Libération». Ses anciens collègues rendent hommage à son humour, sa curiosité, sa rigueur et son sens de l’amitié. 

Deux blondes dans un journal macho

Annette Lévy-Willard, ancienne journaliste à Libération

«Le vrai homme est rare !» Nous avions collé le poster géant d’un mâle sublime (et velu) sur le mur du minuscule bureau que nous partagions, Béatrice Vallaeys et moi, rue de Lorraine (XIXe arrondissement de Paris) aux temps héroïques de Libération. Soit avant la victoire de Mitterrand en 1981, le déménagement du journal rue Christiani (XVIIIe arrondissement) et ensuite la très chic rue Béranger (IIIe arrondissement), dans une lente ascension vers la respectabilité. Cette pub virile pour une eau de toilette masculine avait titré sobrement «L’homme est rare», à quoi Béatrice avait rajouté au feutre «le vrai homme». Les mecs qui pénétraient dans notre antre encombré de vieux journaux semblaient hésiter.

Il y avait deux «blondes» en mini-jupes ou jeans serrés qui terrorisaient l’homo liberatus : nous ne le détestions pas, mais nous voulions nous faire entendre en cette fin des années 70, où le mot «féministe» était encore une insulte. Béatrice, l’une des deux «blondes» du journal, nous a quittés il y a quelques jours. J’étais arrivée dans la jungle sympathique de la rue de Lorraine quand elle avait déjà le statut respectable de cofondatrice de ce journal en 1973. C’était une petite communauté fusionnelle d’une génération qui avait enfin obtenu la pilule et l’avortement ; l’homosexualité était sortie du placard et on trouvait normale une circulation sexuelle intense, jusque dans les douches détournées de leur fonction d’hygiène publique. C’était avant le sida qui allait décimer cette génération à partir de 1985.

Béatrice m’impressionnait, elle était la seule à affronter cette rédaction post-gauchiste, sans syndicat, sans règles… encore basée sur le patriarcat. Engueulades, articles jetés à la poubelle et machines à écrire balancées à la figure, ce journal brillant et innovateur sortait tous les jours dans un accouchement violent et inespéré : «C’est un miracle quotidien», disait-elle.

On avait mis au point plusieurs axiomes pour survivre dans la jungle. Béatrice : «Il faut tout de suite montrer qui est Raoul !» Très efficace. Il faut appliquer la règle des Tontons Flingueurs en frappant la première, en occupant le terrain, en prenant le pouvoir (si c’est possible). Moi : «Il ne faut pas poser de problèmes, il faut proposer des solutions», librement adapté d’une citation de Karl Marx. Plus souple. Béatrice : «Avant tout, il faut grandir l’Homme» et on se tordait de rire. Mais la tactique marche toujours. Je le vérifie encore.

Très grande et très belle, Béatrice avait une voix rauque qui portait loin. Moi pas. Mais j’avais une grosse moto. Et on croyait au journalisme, on se battait pour l’information, contre les idéologies et les anathèmes. On prenait la parole quand ce n’était pas à la mode. On s’est battues contre le soutien du journal aux pédophiles au nom d’un soi-disant «droit à la sexualité des enfants». On n’a pas gagné et on a été traitées d’hétéro-flics. Béatrice a défendu les mouvements des prostituées et même leurs clients. On a un peu gagné. Elle a demandé à nos camarades masculins de couvrir les procès des violeurs parce que nous, les filles, cela nous rendait malades. Là on a gagné, ils ont fait d’excellents papiers.

Béatrice fonçait dans un journalisme tout-terrain, bousculant les obstacles sur sa route, elle marchait vite. Les choses allaient changer, un pas après l’autre. On continuait de beaucoup rire – la colère fait des rides, disait-elle. Plus d’une quarantaine d’années à s’amuser et à être fières d’avoir fait bouger les lignes et la société. Elle aurait été ravie d’écouter Clément Ghys, très jeune journaliste à Libération en 2008, décrire «ce duo de blondes en mini-jupes qui rigolaient toujours et que les gens appelaient secrètement “les deux Ab-Fab”». En référence à la série déjantée Absolutely Fabulous. Aujourd’hui rédacteur en chef adjoint au Magazine du Monde, Clément se souvient encore des conseils qu’elle lui avait donnés : «Il ne faut jamais lâcher contre les cons, les machos, les homophobes…»

Béatrice, tu avais raison. On ne t’oublie pas. On ne t’oubliera pas.

«Quand elle était contente, tout l’étage était au courant»

Maïté Darnault, correspondante à Lyon

Ma première pige dans Libération, sur le crépuscule des squats de Berlin, je l’ai écrite en 2010 pour Béatrice Vallaeys, qui l’a acceptée avec enthousiasme. Quand Béatrice était contente, tout l’étage était au courant. 18 000 signes, c’est long, ça fait quatre pages du journal, il y a moyen de se perdre quand on a la plume pas encore rodée. Elle m’avait vue passer dans les couloirs en tant que secrétaire de rédaction, par intermittence au gré de mes CDD, se souvenait surtout de mon piercing dans le nez. Quand je lui ai rendu le papier, elle a eu cette phrase tellement décalée : «Parfait, tu sais écrire !» Comme si elle n’en avait pas douté avant de me donner ma chance. Une chance à 18 000 signes, un peu barrée la patronne, quand même.

J’ai écrit pour elle durant deux ans, depuis l’Islande, l’Irlande ou la Libye tout juste libérée de Kadhafi. Un impératif, le débrief dans son bureau : «Vas-y, raconte.» Et après coup : «C’est ça que je veux lire.» Prévoir la demi-journée pour un rendez-vous, le plus difficile étant d’atteindre son bureau. «J’arrive, ma chérie.» J’ai passé quelques heures, rue Béranger, à papoter avec Richard Poirot et Philippe Brochen, dont les bureaux se trouvaient devant celui de LA Vallaeys, vitré – non pas tant parce qu’elle était cheffe mais parce qu’elle était du genre sonore –, attendant qu’elle ait fini son dixième coup de fil, son énième blague. Eviter de trop se prendre au sérieux, voilà ce que je retiens de Béatrice, tout comme sa gentillesse, sa générosité, son rire, cette joie et la tendresse qu’elle vouait à son fils. C’est à lui que je pense aujourd’hui, ainsi qu’au compagnon de Béatrice et à ses proches, dans ce moment d’immense chagrin.


La dame blonde du Congo

Maria Malagardis, journaliste au service Monde

Béatrice était, aussi, une blonde africaine. Une Belge, née au Congo, ce vaste pays grand comme quatre fois la France, qu’elle quittera, encore enfant durant la période trouble de l’indépendance. Ce n’était alors qu’une petite fille, cachée avec ses sœurs et son frère à l’arrière d’un pick-up qui va traverser cet immense pays jusqu’à l’aéroport de Léopoldville, la capitale, rebaptisée depuis Kinshasa.

De ce départ tragique et périlleux, tu gardais dans ton salon, Béatrice, cette photo dont tu aimais rappeler les circonstances. Elle avait été publiée dans le Soir, le grand quotidien belge. Un cliché en noir et blanc pris sur le tarmac de l’aéroport de Bruxelles. On y voyait quatre enfants blonds qui venaient de descendre de l’avion. Ils se tenaient par la main, tournant ostensiblement la tête pour échapper aux caméras. C’est ta mère qui vous avait ordonné de ne pas regarder les paparazzi au moment où s’achevait cette fuite du Congo.

Depuis, Béatrice avait une drôle de relation avec son pays natal. Sa sœur, Anne, y était retournée, publiant même un livre à succès : Indépendance Cha Cha, en référence à la célèbre chanson sur un rythme de rumba qui fera danser tout le Congo, et même une grande partie de l’Afrique, à l’ère des indépendances. Béatrice, elle, n’a jamais voulu revoir le Congo. Tout en étant toujours fascinée et aimantée par son destin et celui de l’Afrique. On en parlait souvent ensemble.

L’ironie du destin justement, a voulu qu’on apprenne ton décès, brutal et si injuste, lundi. Le jour même où, à Bruxelles, la famille de Patrice Lumumba se voyait remettre enfin la seule relique qui reste du leader indépendantiste assassiné en 1961, un an après ta fuite éperdue de ce pays. Et que reste-t-il de Lumumba ? Juste une dent ! Seul vestige de son corps dissout dans l’acide. Je sais combien tu aurais abondamment commenté, avec des exclamations, peut-être même des rires, ce moment surréaliste de la cérémonie de remise d’une dent à la famille, dans le château du roi des Belges. On n’aura jamais cette conversation-là.

On en a eu tant d’autres. Et notamment une, à trois. Béatrice était alors à la tête du magazine du week-end de Libé, dont elle assurait la publication avec un enthousiasme débordant. Nous devions faire ensemble, à Bruxelles, l’interview d’un jeune auteur flamand, David Van Reybrouck, qui venait de publier une somme de plus de 700 pages sur l’histoire du Congo. J’avais préparé l’interview, en bonne élève scrupuleuse, saturant mon exemplaire de pages cornées, soulignées, annotées. Je ne suis pas certaine, Béatrice, que tu en avais fait autant. Même si tu étais une grande lectrice, toujours prête à conseiller ou offrir un livre. Bref, toi, tu t’es pointée les mains dans les poches, nonchalante et élégante. Très vite, tu t’es mise raconter ton Congo à toi, tes souvenirs lointains, tes interrogations sur la dérive tragique de ce pays, qui a si rarement connu la paix depuis l’indépendance, si riche et toujours pillé. Et bientôt, vous m’avez totalement oubliée, tous les deux, négligeant mes questions préparées à l’avance, pour entamer une conversation à bâtons rompus que l’interviewé semblait trouver passionnante, visiblement séduit par ta spontanéité, et même parfois ta naïveté.

Un dernier souvenir : celui d’un déjeuner chez toi. Nous avions parlé de mon fils, né en Afrique du Sud, et des identités multiples que chacun de nous abrite. Tu connaissais bien le sujet. Toi, devenue si Parisienne, plus tout à fait Belge, et encore moins Congolaise. Et en même temps façonnée par ces passés multiples que tu revendiquais. A un moment, tu t’es interrompue, fixant soudain l’un des tableaux posés à même le sol dans ton appartement. C’était une vieille carte, représentant les différentes tribus de l’Afrique australe, dans un cadre en bois splendide. «Ce tableau, c’est pour ton fils ! On le ramène chez toi !» Mais il était si lourd ! C’était absurde. Ce n’est pas ce qui pouvait t’arrêter. Et nous voilà, à le descendre péniblement par les escaliers, avant de le caler vaille que vaille dans ta petite voiture. On a tellement ri de notre maladresse à transporter ce truc impossible. Ce rire tonitruant en cascades, il va nous manquer. Salut, dame blonde du Congo, on ne t’oubliera jamais.

 


Béatrice Vallaeys, lors du numéro spécial : «Libé tout en Gaultier», où Jean-Paul Gaultier, couturier français, a créé une ligne inédite de vêtements en papier journal et fait défiler le personnel de Libération, les 25, 26 et 27 mai 2011. (Patrick Swirc/Patrick SWIRC)

«Elle donnait envie d’avoir des idées, de lui en proposer»

Anne Diatkine, journaliste au service Culture

Béatrice n’arrêtait pas de parler mais elle était capable d’écouter, de surveiller un enfant du coin de l’œil, de montrer des photos, de tendre un livre, de répondre au téléphone, d’improviser un cadeau – elle était généreuse – tout en poursuivant ses cavalcades de mots, de parenthèses, les digressions n’en finissaient pas, sa voix et son rire emplissaient tous les espaces, c’était l’ensemble du passé – souvent à Libération – qui remontait dans ce déluge, et trois heures plus tard, on était toujours surprise de s’apercevoir que oui, elle avait parfaitement en tête ce qu’on avait tenté de lui souffler, ce pour quoi on avait eu l’imprudence d’entrer dans son bureau délimité par un mur en verre, et qu’on avait supposé à tort qu’elle avait oublié. Béatrice avait une qualité rare et évidente, la seule qui vaille lorsqu’on occupe un poste de direction, et pourtant aucune école de journalisme ou de management ne l’enseigne : elle donnait envie d’avoir des idées, de lui en proposer, et ces idées n’étaient pas bizarres, elles prenaient même l’allure de l’évidence mais ce n’est qu’à son contact qu’elles surgissaient. Rencontrer les figurants dans un Ehpad psychiatrique au côté de Juliette Binoche, dans Camille Claudel de Bruno Dumont, plutôt que la comédienne star ? Evident. Faire un entretien avec la plus ancienne des scriptes Sylvette Baudrot ? Evident. Interviewer une sociologue spécialisée dans les traces que laissent les chewing-gums sur le bitume quand on les écrase ? Evident.

Béatrice communiquait son enthousiasme, bien sûr, ce qui est déjà formidable, mais son secret était autre : elle faisait confiance. Nul besoin de se battre, d’être un as de la rhétorique, de se métamorphoser en publicitaire de soi-même ou de rédiger d’assommant synopsis. Nul besoin de jouer un rôle, la relation qui se nouait n’était pas formatée par le pouvoir, elle pouvait donner à un stagiaire la chance d’écrire l’enquête dont il rêvait et fermer la porte à un journaliste plus aguerri. Béatrice écrivait aussi, et sa plume était ferme. C’était avant #MeToo, avant l’affaire Weinstein : la tribune qu’elle a écrite au lendemain de l’épisode DSK au Sofitel est à relire d’urgence, elle frappe par sa clairvoyance. Béatrice fait partie d’une génération qui a fondu sa vie dans Libération. Ne pas croire cependant que la confusion était totale et qu’elle n’était pas apte à prendre ses distances, à avoir une vie hors du journal. Elle avait notamment quitté Libération pendant deux ans à la naissance de son fils, Félix, sa grande fierté, l’amour de sa vie.

Après être partie définitivement du journal, contrairement à beaucoup, elle continuait de le lire – sur papier le matin, disait-elle, sur le Web, le soir. Elle repérait les nouvelles plumes, les louait, se disait sans nostalgie. La dernière fois qu’on s’est vues, c’était chez moi. Elle nous avait lancé cette phrase, bravache: «J’ai l’air d’aller bien, mais je vous informe que ça ne va pas du tout.» Béatrice n’aimait pas inquiéter. Elle parlait, parlait, un mur protecteur de paroles, finalement, bien plus qu’un flot, mais elle était pudique. On a senti qu’il ne fallait pas insister.

Béatrice, notre amie

Bernadette Sauvaget, journaliste au service Société

Depuis lundi, je sais que l’on ne devient pas seulement orphelin de ses parents. Mais aussi de ses amis. Depuis lundi, je suis, comme beaucoup d’autres, orpheline de Béatrice. Il y a douze ans, elle m’avait rouvert les portes de Libération parce qu’un reportage que je lui proposais l’avait enthousiasmée. Elle était une cheffe exigeante et créative, renouvelant sans cesse ses curiosités, tentant à chaque instant de comprendre le monde. On discutait beaucoup ; on s’engueulait aussi. La marche de l’humanité, ces derniers temps, l’inquiétait. Car la lumineuse Béatrice était hantée aussi par des noirceurs, la peur surtout du retour possible du cancer qu’elle avait si douloureusement combattu.

Béatrice, généreuse comme peu de gens, savait tricoter les liens d’amitié. Ensemble, nous avons ri, beaucoup, énormément. Vécu des choses imprévues, poétiques. Comme de passer trente-six heures enfermées dans le couvent de mère Marie-Chantal, assistant en silence au repas (ce qui n’était pas rien pour elle!) et aux offices qu’elle enregistrait en douce. Un peu lasses de cette vie-là, nous avions cueilli et mangé des cerises dans le jardin du couvent.

Depuis longtemps, les étés de Béatrice, fantasque et rebelle, c’était la Corse, son autre maison, son autre famille. Ses liens anciens avec cette île qui lui ressemblait étaient complexes et passionnés. Là-bas, elle m’a fait conduire, souvenir inoubliable, sa vieille Peugeot décapotable. Béatrice avait plusieurs pays. Mais celui qui comptait le plus, c’était celui des livres. Elle en dévorait des tonnes, en conseillait, en offrait. Dans les douleurs et les vacheries de la vie, ils étaient son refuge, son havre ultime.

«Une époque révolue, faite de papier, de sténos, de cabines téléphoniques, de clopes grillées dans la rédaction»

Marceau Taburet, journaliste au service Actu

Elle avait une façon unique de clore ses histoires par un enivrant «Qu’est-ce qu’on a ri». Ce matin-là, il est tôt et elle rit déjà. Beaucoup. De tout. Nous nous retrouvons sur le quai de la gare de Brive-la-Gaillarde. Quand un agent SNCF, à qui elle demande si elle peut monter à bord, lui répond sèchement et lui claque la porte au nez, elle préfère en rire. La mauvaise humeur environnante n’avait aucun effet sur elle.

Assise côté fenêtre, elle disserte sur la gauche, le pouvoir, la guerre, l’argent, l’amour, la mort. Béatrice avait cette capacité à passer d’un sujet à un autre comme un enfant joue à saute-mouton. Au gré de paysages qui défilent sous nos yeux, Macron, Valls, Mélenchon et Mitterrand en prennent pour leur grade.

Libé, c’était sa maison. Elle aimait le journal éperdument. Elle connaissait tout et tout le monde. Elle avait un secret : tout l’intéressait. Du Congo, ce pays natal qu’elle avait dû quitter dans la douleur en pleine période indépendantiste, elle pouvait en parler des heures. La guerre en Ukraine la préoccupait. Et si Poutine, dans sa folle entreprise, décidait d’envoyer ses troupes jusqu’en Pologne, où vit son fils ? La Corse la passionnait. L’Europe aussi. Les arts étaient, pour elle, un antidote aux malheurs du monde. Pour déjouer la défiance démocratique et le rejet des institutions, il fallait lire Contre les élections de David Van Reybrouck. Pour comprendre la résurgence du mal, il fallait retourner «à Lemberg» avec Philippe Sands. Elle avait un mot pour Finkielkraut, Lanzmann, Beauvoir ou Sartre. Elle connaissait bien Robert Badinter. Une phrase l’avait marquée chez lui : «Je gagne à être connu.» Elle aimait le répéter. «C’est étonnant comme phrase», disait-elle en riant.

Béatrice gardait quelques restes des envolées libertaires des années 70, regardait avec méfiance la gauche d’aujourd’hui mais ne jugeait jamais l’époque. Elle avait une anecdote à raconter sur chaque personnalité politique, artistique ou littéraire qui compte. On s’est même posé une question : comment tant de souvenirs peuvent rester gravés dans une seule personne ? C’en était impressionnant. Quand un ancien du journal mourait, c’est elle qu’on appelait pour écrire sa nécro. Ça la faisait marrer.

Le jeune journaliste que je suis l’écoutait avec émerveillement. Une époque révolue, faite de papier, de sténos, de cabines téléphoniques, de clopes grillées dans la rédaction ou de prises de bec en réunion défilait alors sous mes yeux. Une époque de rêves, d’idéaux, de flamboyance et d’errements aussi. Où l’arrivée des Khmers rouges au Cambodge était vue comme «enthousiasmante». Ce qui l’agaçait profondément.

A la nuit tombée, Béatrice se précipitait sur l’édition numérique de Libé pour y lire certaines plumes qu’elle trouvait «formidables». Rien ne l’ennuyait plus en revanche qu’un article sur les trottinettes électriques ou les coiffures à la mode. Bien qu’à la retraite, elle fourmillait de projets. D’abord, les livres, dont un qu’elle aurait aimé faire sous forme de dialogues avec le député insoumis Adrien Quatennens. Ensuite, les films, dont celui sur l’ancien président François Hollande qu’elle suivait partout depuis sa sortie de l’Elysée. L’un et l’autre s’estimaient. Béatrice ne s’arrêtait jamais mais voulait laisser la place aux jeunes. Elle aimait dire «la nouvelle génération». Tel un passage de flambeau, elle m’avait conseillé de m’amuser sans trop me prendre au sérieux. Et c’est vrai, ce jour-là, «qu’est-ce qu’on a ri».

«¬J’ai eu de la chance d’être façonné par la plus belle personne qui soit»

Jean Quatremer, correspondant européen

C’était le 9 juin, dans un restaurant italien du quartier de l’Odéon. Une soirée, forcément arrosée, passée à parler de la guerre en Ukraine, de Libération, de l’Europe, de Libération, des élections, de Libération, de nos vies, de nos enfants, et encore de Libération. Libération toujours et encore, car le journal coulait littéralement dans les veines de Béatrice, elle qui était là au tout début de l’aventure, à 18 ans à peine, avant même Serge July. Elle y a consacré sa vie et son énergie au point d’y sacrifier une partie de sa santé, mais sans aucun regret, jamais. En la quittant ce soir-là, sans savoir que c’était la dernière fois, je restais fasciné par sa passion, son enthousiasme, sa verve, sa curiosité, sa générosité, intacts en dépit des années. ¬Impossible de trouver chez Béatrice de la rancœur, de la lassitude, de la morgue, du cynisme : tout était sujet d’émerveillement chez elle, presque un émerveillement d’enfant. ¬Béatrice était pour moi l’incarnation de ce que devait être le journalisme, un métier joyeux et généreux.

Ne cherchez pas ici un article froid et détaché, car sans Béatrice je ne serais pas celui que je suis devenu et sa disparition me ravage. J’ai eu de la chance d’être façonné par la plus belle personne qui soit. Ma rencontre avec elle remonte au printemps 1984. Une jeune femme blonde, grande, belle, au sourire ravageur et au rire tonitruant est venue me trouver après une conférence de presse que je venais de tenir avec les juristes de la Cimade pour défendre les demandeurs d’asile italiens, espagnols ou irlandais. Elle m’a sidéré en me demandant si j’étais d’accord pour qu’elle me lise son papier au téléphone pour être sûre qu’aucune erreur ne s’y était glissée, car elle n’était pas juriste. C’était ma première leçon de journalisme : non, on ne sait pas tout comme par miracle et non, on n’est pas capable d’écrire sur tout. A partir de là, Béatrice a pris l’habitude de m’appeler – à l’époque des téléphones fixes et des machines à écrire.

De fil en aiguille, j’ai commencé à travailler avec elle au service Société sur les questions juridiques alors que je ne lisais pas Libé et que je n’avais aucune intention de devenir journaliste, mais avocat ou professeur de droit… Elle m’a littéralement aspiré à Libé en me montrant à quel point ce métier était joyeux, passionnant, aussi nécessaire à la démocratie que le droit. Sans que je m’en rende compte, elle m’a appris à écrire un article, à ne jamais hésiter à poser une question idiote («Ce qui compte c’est que tu comprennes ton sujet pour l’expliquer aux lecteurs et qu’eux se sentent intelligents»), à savoir raconter une histoire. Jamais je ne l’ai vu rejeter de la main une idée d’un air las : tout l’intéressait, l’amusait. «On ne peut faire un bon journal que si on prend plaisir à le faire», répétait-elle. Elle adorait discuter encore et encore jusqu’à nous faire accoucher d’un angle, d’un mode de traitement et au final d’un article dont nous étions tous fiers. Je n’étais pas le seul sujet de ses attentions, loin de là. «Ancienne», dans un journal alors si jeune, elle les prodiguait à tous avec une telle gentillesse que même les plus arrogants les ¬acceptaient.

Installé à demeure en 1986, je l’ai vue diriger le service Société, et j’ai compris ce qu’était un grand chef de service : Béatrice n’était jamais aussi fière que lorsqu’elle parvenait à faire briller ses journalistes, tant il est vrai qu’un journal n’est bon que lorsque toutes ses composantes sont excellentes. Elle n’était pas égotique, un exploit dans ce métier, son but était de faire le meilleur journal possible. Lorsque nos chemins se sont séparés, lors de mon départ à Bruxelles, en 1992, nous sommes restés très proches et j’ai toujours veillé à l’associer à mes choix professionnels. En dépit de notre infime différence d’âge, elle est restée ma mère en journalisme. Nous sommes nombreux à avoir quelque chose de Béatrice en nous, Libé au premier chef.